Voici un texte collector, à conserver par devers vous, à partager avec les amis, à lire lentement comme in déguste un bon vin. Une belle langue, un bon breuvage réparateur…Il est de mon ami écrivain-poète marseillais Jean-Pierre Cramoisan
Voici ce texte de 26 pages

oeuvre de Kaspers Bosmans
UNE COURSE EFFARANTE À L’INANITÉ
Eh bien, Messieurs de la critique avisée, la seule à être visible et diffusée dans les milieux culturels officiels où se pressent et se bousculent les fringants tournicoteurs de l’amphigourisme, d’où venez-vous ? Vos bobardières réflexions n’alignent que de mémorables et boutiquières inepties à la gloriole des marioles de la feinte mouschenculade de l’art du contemporain.
Vos louangeuses litanies au service d’un art prétendument indéniable ressemblent à de joyeux foutoirs où vous êtes les dindons de votre propre farce. Je vous devine, sourcils froncés aux abords de la complexité de quelques tas appréciés en haut-lieu ou de quelques autres accumulations ou démultiplications conceptuelles qui exacerbent le réel pour faire genre dans l’entre-soi. La question qui me turlupine et me tarabistouille l’entendement depuis longtemps est de savoir comment on peut s’extasier, discourir, argumenter, justifier l’expression harcelante du vide, qui n’a évidemment rien à voir avec l’énigme du vide et du rien métaphysique. Combien de neurones dépensez-vous pour déflorer les mystères enfouis dans ces turlupinades inexistentielles ? Que doit-on dire, déduire, penser et écrire sur ces combinaisons de briquaillons dont la seule valeur est d’être géantifiées ? L’art contemporain doit impressionner par sa taille et le volume qu’il occupe dans l’espace, sans doute de peur de n’être point vu ni suffisamment compris pour ce qu’il est vraiment : une course effarante à l’inanité.
Il faudrait qu’un jour quelqu’un fasse une anthologie des commentaires les plus farcesques, et dieu sait s’ils sont nombreux !
Que dire donc des gravats, des monceaux d’objets ripolinés qui emplissent les Fracs, les fondations, métastasent les biennales, parfois même font leur entrée dans les musées pour s’adresser à nos yeux éberlués. Doit-on se dire, à juste titre : « Tiens, les éboueurs ne sont pas passés ! » On voudrait nous rendre cinoque qu’on ne s’y prendrait pas différemment.
Quarante ans de ferraille, de parpaings, de rebuts de chantiers, d’enchevêtrement de planches, d’agrégats de bidules hétéroclites, de détournements d’icônes appartenant au siècle dernier, un siècle autrement moins indigent que le nôtre, tout cela porté sur les fonts baptismaux de la culture d’État et de la marchandisation éhontée des mécènes de l’industrie du luxe où la surenchère est profuse et féroce ; tous ces machins courtisés à prix d’or, ces sortes de marionnettes de carnaval censées attester d’un art au meilleur de sa vitalité et qui développe sans vergogne la contrefaçon de l’illusion et l’appropriation d’une réalité trop réelle pour être perçue. Quand certaines œuvres atteignent l’apogée d’un capharnaüm où se côtoient la rouille la plus dégueulbif et l’acier inoxydable métissé de résines criardes, nos bons, nos dévoués et loyaux commissaires d’exposition, maîtres hors pair de l’enfumage connotatif, viennent nous expliquer le sens virtuose de ces cérémoniales balourdises contre lesquelles on ne laisserait pas même son chien lever la patte. Ce petit cercle de professionnels du savoir sont prêts à toutes les estocades de plume pour nous convaincre et nous faire envisager par exemple l’intérêt inouï de la récente Banane scotchée sur un mur de l’Art Basel Miami Beach, dernière apparition offensive de l’endiablé Maurizio Cattelan. Était-ce pour démontrer que rien ne dure, que tout ce que produit le marché de l’art est odieux, obscène, voué à disparaître, ne laissant qu’une émotion somme toute assez rance, sans compter que l’on peut faire n’importe quoi pourvu qu’on ait le nom qui va avec. En voilà une titillante approche de la vérité ! Àce prix-là – 120.000 dollars – il pouvait avoir la banane, le galeriste de ce cher Maurizio. Or, la Banane est bien entendu accessoire, ce qui compte c’est le concept et le certificat qui l’accompagne. Ce ne sont ni le collectionneur de ce genre d’attrape-couillons ni le musée qui ont été pris pour des billes, mais la dimension de l’art qui, comme d’habitude, est bafouée. On attend la prochaine bonne vieille trouvaille pourrie que l’on comparera à n’en point douter aux fumeuses théories comparatives avec l’urinoir de Duchamp. Ce sont toujours les mêmes sornettes, les mêmes balivernes, les mêmes affligeants revisitages qui s’égrènent au fil de ces longues et fatigantes décennies d’oligarchie cultureuse.
Plus l’idée de singulière beauté – ne la privons surtout pas de ses lettres de noblesse –, est joyeusement torpillée, plus les saillies artistico-financières culminent au pinacle de la surenchère. Voilà ce que nous serinent certains marchands de boniments perlimpinpesques quand le marteau des adjudicateurs de salles des ventes valide la mocheté, l’insipide et le rien du trou béant de l’insignifiance. Lors, on ne parle plus d’analyse ni même de critique, mais d’éloquence de la trivialité pour mener à bien une opération de tambouille médiatique de derrière les fagots. Quelle courageuse leçon de perspicacité ! Quelle vision hautement dénonciatrice d’une société en déroute et d’un monde à la dérive. Ces artistes dévoués, attentifs et percutants, acteurs d’une spécificité en bande organisée, s’affichent comme les sentinelles indispensables d’un vrai contre-pouvoir alimenté par des ectoplasmes d’idées. Et si, d’aventure, ils utilisent la provocation pour se glisser dans le craspec politiquement incorrect, c’est pour mieux mettre en évidence les travers de leur époque qu’ils perçoivent mieux que quiconque.
Qu’est-ce donc qui dynamise cette débâcle et cette ruade marchande ?
Le jadis grand art est décrié, vilipendé, en perdition, remisé dans des placards au rayon d’une ringardise si lointaine qu’il n’a plus lieu d’être ; toutes ces œuvres qui ont pu enchanter nos vies depuis des siècles sont désormais orphelines de filiation. Peintures honnies, artisanats oubliés au profit de superproductions hollywoodiennes d’âneries plus braillardes les unes que les autres. Tout a changé, la conscience du monde n’est plus la même.
L’art, ainsi que nous l’entendons et osons le réfléchir, se débat dans l’abandon des ateliers solitaires et des friches, lieux de résistance où certains artistes s’obstinent à le défendre et à le faire vivre courageusement. Mais comment lutter contre les mastodontes du marché ? La désertitude de l’art contemporain où rien ne semble avoir existé, sinon du pur rien né de rien, ne débouche que sur du prêt-à-penser indéchiffrable et cependant si ardemment chiffré qu’il en arriverait presque à déculotter le bide rebondi des zéros. Le zéro, l’outre vorace où s’engouffrent et disparaissent pour mieux réapparaître les invraisemblances d’un bazar de l’art qui a encore de beaux jours devant lui.
L’arnaque est totale, les mouches continuent à se régaler du même fromage.
Quelles pirouettes rhétoriciennes font montre les spécialistes du discours pour nous expliquer les méthodes du pas grand-chose. Que de temps gâché à faire et refaire des modes d’emploi, fabricoter des prothèses d’intelligence pour nous donner à entendre les mêmes ritournelles de non-sens. Nous révéler la bonne parole, la vraie, la juste, la pertinente, l’incisive, voilà la manière la plus efficace pour nous remuer la couenne, nous autres neuneus aculturés, quasiment des artistes du néolithique. Quelle hargne, quel mépris au service de l’effacement ! Les tours de passe-passe stylistiques sont édifiants, bluffants, énormes pour justifier l’importance d’un peu-peu au comble de sa plénitude. Que faire ? Que faut-il ajouter ? Tiens, prenons par exemple une de ces choses sacralisées que l’on a pu apercevoir dans un des temples de la culture, un paquet de serpillères et de linge soigneusement empilé sur un socle, non vous ne rêvez pas ! Mettons en situation ces aimables et paisibles wassingues, prêtons-leur la parole pour les sortir de leur avachissement loqueteux et nous faire ouïr un avis auquel nos cerveaux d’ignares n’avaient peut-être jamais pensé, car oui oui oui, il faut que ces torchons rendent tout leur jus : ils sont là pour ça, affalés sur un piédestal – je vous assure que ça s’est fait, que ça a eu lieu – et dotons-les de raison pour leur faire dire d’impérissables choses, car un amas de serviettes-éponges qui s’empare des mots et porte du sens, voilà qui change la donne ! Miracle de la transsubstantiation qui permet à n’importe quel objet de s’affranchir et de se désaliéner de l’ordinaire pour se transformer en je ne sais quel prodigieux miracle artistique. Les professionnels du contemporain sont habiles à mener ces sortes d’exercices de la mystification et produire du discours à rallonge ; ils savent inventer des métaphores de plus en plus foutraques pour bousculer le réel. Et voilà qu’une chose d’utilité ménagère change de destination, attendu qu’elle est promue à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de l’artiste, ainsi que le clabaudait André Breton pour définir les ready-mades de son ami Marcel Duchamp. Postérité philosophique contre laquelle un nombre sans cesse croissant d’artistes de pacotille s’est lancé tête baissée sans même en subodorer ni le piège ni la duperie.
On peut, à force de convulsions discursives, tortillonner du raisonnement pour lui faire excréter une pure vision de sublime poésie : ah, qu’elle est salutaire cette tranquillité délicieuse enfin débarrassée de toutes traces de malséance. Le monceau de linge déballé resplendit au paradis de la reconnaissance ! Loués soient ces torchons ! À moins qu’il ne se fût agi de quelque symbolique appuyée dénonçant l’asservissement des ménagères ou d’une dénonciation de la tyrannie domestique. « Ah, c’était donc ça, bon sang de bois, hoquetez-vous, on n’y avait point songé. Ça alors, la pesanteur nous cloue le bec ! » Comme quoi on peut remercier les bienfaiteurs de la lucidité en acte de relever les enjeux discursifs à un niveau tellement stratosphérique que l’on pourrait presque se demander si ce n’est pas eux qui ont raison, et nous de fichus benêts rétrogrades, réactionnaires qui prétendent voir l’art, et singulièrement la peinture, par le petit bout de la lorgnette. Des personnes très sérieuses, représentants de la culture, étaient présentes devant cette ineptie crasse à se triturer les neurones en prenant de doctes mines avisées pour ne pas perdre la face. Non, ce n’était pas un canular à la Alphonse Allais, pas davantage une hirsuterie à la Sapeck, encore moins une farce dadaïsante, mais du très sérieux art contemporain pur jus, si j’ose dire. Mais les commissaires d’exposition de tout poil dégorgent d’ingéniosité lexicale ; ils possèdent les clés pour actionner la planche à catachrèses, trouver et mettre au point des commentaires d’une verve époustouflesque ; ils sont là pour nous guider, nous apprendre à rénover notre questionnement bancroche et réparer nos erreurs de jugement, bref ce sont de louables serviteurs formés à éveiller nos sens sur la manière d’appréhenderl’art contemporain.
Jeff Koons est un génie du bric-à-brac post pop’art pompiero- duchampien, en douteriez-vous ? Voici donc, comme on le redoutait, quelques-unes des pièces maîtresses de la collection François Pinault éparpillées partout en France, à Paris, Rennes et, fraîchement débarquée, à Marseille, au Mucem. Combien d’heures de réelle gamberge aura-t-il fallu à cet immense artiste américain, plébiscité à l’international, perché au sommet de la gloire spéculative dont les œuvres sont, nous dit-on, des dialogues, des correspondances, des traits d’union à vocation universelle pour accoucher d’un choix et d’un partage judicieux, une dialectique capable d’établir des passerelles entre ses kitscheries de parcs forains et les objets manufacturés comme le sont, entre autres irrésistibles pièces de ce catalogue d’anthologie, deux aspirateurs envitrinés dans une scénographie au summum de la sublimation domestique, ou bien encore un dauphin bondissant joyeusement, entraînant à sa suite un ballot de casseroles, un clin d’œil avisé vers un mur où sont accrochées et alignées quantité de casseroles, poêles, louches, cuillères, tout un attirail d’objets de cuisine hérité d’un savoir faire ancestral des civilisation de l’Europe et de la Méditerranée qui constitue une des magnifiques collections du musée.
« Combien pour ce « dog » rose berlingot dans la vitrine du Mucem ? » Koons, à l’instar de Huang Yong Ping et des innombrables suivistes du panthéon de l’art contemporain, est un artiste qui a beaucoup appris de Duchamp. Clin d’œil du pop’artien spécialiste entre autres niaiseries, dignes de quelque Disneyland, du homard rouge fraise Tagada en équilibre sur ses pinces, avec, toujours en regard, de grandes photos d’acrobates circassiens. Jeff Koons adore Duchamp, on se demande bien pourquoi, disons que c’est tendance, une parenté saugrenue qui dure depuis longtemps. Au suivant ! Au suivant ! Il faut s’inscrire dans la perspective d’un imaginaire bradé pour ne pas perdre le lien, rester en dialogue avec le prince des sphinx et continuer à jouer à je te tiens, tu me tiens par la barbichette. J’entends sourdre les explications les plus abracadabrantesques, les torsions sémantiques les plus biscornues, au point de me demander vers quelle impasse du discours à la moulinette ils veulent nous émietter la raison, ligoter notre sens critique, bref, nous essorer l’esprit.
Par je ne sais quel tour de passe-passe, les objets deviennent autre chose que ce qu’ils sont ; débarrassés de leur servitude, voilà qu’ils acquièrent une plasticité nouvelle, une orientation qui nous mène, tambour battant, dans les chemins de l’essentiel. L’important n’est-il pas de renommer le réel ?! Ramoner l’irrationnel et lui faire prendre une position d’insupportable suffisance. Renoncez à vos vieilles lunes, vous les adorateurs d’un art qui n’a plus sa place dans notre espace contemporain. Faire du rien bidon une boussole, voilà la terra incognita dont rêvaient les anciens épris d’explorations intérieures. Quelle transe jubilatoire ! Le concept est là partout comme une énorme luciole pour nous délivrer de l’obscurantisme qui nous enferme. Il faut se réveiller, braves gens, l’art contemporain a envahi l’espace urbain ; il continue à essaimer, installant son exercice de prégnance idéologique pour la joie des yeux, le bonheur du cœur, la paix de l’âme reconquise avec ce zeste d’humour si utile pour affronter les coups de boutoir du destin. Il serait temps que l’on reconnaisse enfin, que l’on admire et sanctifie ces nouveaux artistes qui nous offrent le meilleur d’eux-mêmes. Regardez comme Koons nous dédicace son énorme cœur grenadine avec toutes les outrances d’une fraternité déguisée. La course à l’échalote est lancée et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Les mobylettes destroyed (C’est plus pétaradant en anglais !) de Bertrand Lavier sont accrochées dans les vitrines de La Bourse de Commerce, collection François Pinault, retour à une époque où il exposait, en 1969, au Centre Pompidou, sa Giulietta mêmement accidentée – chantier des ready-destroyed – grâce à laquelle il se targuait d’avoir, « pour le coup », réussi à dépasser Duchamp.
Cela fait si longtemps que dure cette farce aux slogans creux. Ceux qui prennent le contrôle de nos espaces sous coupole nous la jouent déclic de l’âme vers des divertissements de plus en plus vides où ne dominent que le fla-fla et le chiqué-chic branchouilleux. Qu’importe si ces singeries nous laissent dans un effroi glacé au point que l’on se demande si nous ne sommes pas morts à l’art à tout jamais.
Ces fatras d’objets garants du mauvais goût et de l’entourloupe, messagers d’un funeste présent contemporain, aseptisent l’émotion, désinfectent le désir, roucoulent d’arrogance et de prétention sous tant de couche de polyester qu’ils ne craignent ni la chaleur de l’enfer ni le froid neptunien ; plus voraces d’espaces que des molochs, ils ne dorment jamais, toujours en éveil, amalgamant tout ce qui les entoure. Dans les villes où ils sont érigés, ils ne connaissent ni l’humidité de l’air, ni la dictature des vents, ni même la rébellion de nos humeurs.
De grâce, Messieurs les commentateurs de ces niaiseries, ne forcez pas davantage sur vos synapses, vous risqueriez de vous rompre un vaisseau d’âme, vous savez ce truc bizarroïde qui s’agite quelque part au fond de nos caboches pour créer l’émotion. Mais qu’est-ce que l’âme ? m’entends-je rétorquer poncepilatesquement. Sans doute avais-je trop rêvé d’une fraternité de l’émotion en art. Ce que c’est d’être un coquet de la plume, un pimpant de l’allusion, en un mot, un discipliné dans la manière de défendre la platitude exemplaire, glosant à tout bout de champ en revendiquant la meilleure méthode d’étudier les courants d’air pour y faire circuler la vacuité.
Ce sont toujours les mêmes que vous encensez. Les autres, les petits fabricants, artisans qui se risquent encore dans la couleur, on peut les laisser moisir dans leur placard avec leur fourbi et leur attirail que vous détestez tant. Soyez sérieux, réveillez-vous de cette narcose qui vous enfume l’esprit. L’art prétendument contemporain doit être dit convenablement, proprement, doctement, enrubanné de codes et de principes exhibés comme des trophées célébrant la gabegie de La société du spectacle ; cela doit être entendu, perçu dans le strict respect des normes et des formes que l’on vous a enseignées dans les écoles d’art où l’on vous apprend à… mais à quoi, au juste ? Être absolument d’aujourd’hui. Être absolument moderne, disait Rimbaud au temps jadis. Un artiste docile en voie de duchampisation doit, avant toute chose, savoir pratiquer la réflexion qui démaillote, rafistole et repense le monde. Ce qui importe, voyez-vous, c’est le choc générationnel et civilisateur. Le portrait de l’artiste en rebouteur, nous livre un célébrissime curateur dans un de ses délires jaculatoires à propos d’une œuvre de Kadder Attia, énième prix Marcel Duchamp, procède d’un striptease puissamment analytique. Avez-vous remarqué que lorsque l’on commente les primés, donc les futurs cadors de l’art contemporain, on nous ressort toujours de la vieille marmite les concepts d’essentialité à trois balles, de guérisseur, refondateur, rédempteur, etc. Comment pourrait-il en être autrement, sinon ce serait la noyade, la Bérézina ! Le vieux sphinx doit se retourner dans son tombeau et avoir de sérieuses démangeaisons, lui qui était contre les prix, les écoles… Eh oui, c’est toujours la même chose, l’émotion vous échappe ; elle est trop fugace, trop impondérable, trop fragile, elle se dissout dans l’air et la lumière de la couleur ; elle est si immédiate, si inattendue qu’elle vous laisse pantelant, en dehors de tout espace vital où vibre l’âme de la création. Alors, il vous faut sans cesse biaiser, argumenter, bigouter dans la choucroute, trouver le bon angle pour nous offrir des trucs à plaquer sur l’air du temps. Ce qui est primordial, c’est le concept, qu’importe le support pourvu que ce ne soit ni de la peinture ni de la sculpture. Ce qu’il faut c’est du comac, du costaud, du balourd bien farci dans la dimension étriquée d’un champ lexical incompréhensible. Pour comprendre et forcément apprécier, il faut que l’art devienne illisible. Il faut qu’il aborde un si total ésotérisme d’opérette qu’on n’en distingue ni les tenants ni les aboutissants : brouillard d’idées, évaporation, fumée, blablaterie fleurie… Et vous avez le culot de nous traiter de vulgaire, de paria, de renégat, d’inculte, parce qu’on vous asticote en mettant à l’envers les nigauderies que vous défendez, ces machins-trucs-choses dont vous êtes les fervents pour ne pas dire les friands défenseurs.
Prenez le large, respirez à pleins poumons, donnez un coup d’électricité à vos neurones engourdis par tant de duchamperie. Ce que vous n’avez jamais su comprendre de Duchamp, c’est que son œuvre est un butoir, un mur indépassable. Il le disait lui même. Relisez-le, écoutez-le. Ne vous trouvez-vous pas un peu grotesque devant un pissoir à l’envers ? Cette comédie dure depuis près d’un siècle. Les spécialistes de l’art contemporain, fonctionnaires cultureux, hystérisés par la médiocrassie ambiante, œuvrent et s’échauffent le bourrichon depuis des lustres à vouloir nous contemporanéiser, lançant leur meute de scriptomanes compulsifs en relais avec certaines écoles d’art où l’on apprend à détourner le sens, à déconstruire le vide, à faire semblant de faire en singeant le prophète, demi-dieu installé dans le Parnasse de son urinoir. Qu’importe d’ailleurs si cette lisbroqueuse murale fut ou non une bonne farce de La Baroness dadaïste Elsa von Freytag-Loringhoven, qu’importe encore si son God fut la pièce manquante la raccordant au réceptacle à urine, fountain devenue, Madone ou Bouddha de la salle de bains, ainsi que se plaisait à le surnommer Alfred Stieglitz à la joyeuse époque du Dada new-yorkais, tout cela ne résout rien, n’explique rien, sinon une fumeuse apologie de la plomberie sémantique. Qu’on le veuille ou nom, Duchamp a attesté de la paternité de l’œuvre en la signant d’un nom étrange. Les historiens d’art, toujours pugnaces, essaient d’en décrypter les mystères. Certains se sont risqués jusqu’à interpréter le sens caché du fameux Rmutt en mutter, mère en allemand, n’hésitant pas à donner toute sa puissance fondatrice à cette icône qui allait bouleversifier l’art contemporain. Toupiner autour du bol d’aisance serait perdre son temps, ou bien faudrait-il relativiser la portée de cette audace artistique auprès de ceux qui ont perdu la boule devant la consternante apparition de cette urne où le génie se transforme malheureusement en eau de boudin. Arturo Schwarz aura été le premier à faire des multiples de l’urinal, et détruire ainsi l’idée de concept, d’œuvre unique. Comment Duchamp a-t-il pu cautionner cette mascarade qui échappe à l’idée même du ready-made « objet unique manufacturé choisi par la volonté de l’artiste ». Dans une interview, Duchamp disait qu’il ne fallait pas trop s’attacher aux ready-mades, limiter leur production à un petit nombre chaque année, de crainte qu’ils ne deviennent une drogue à accoutumance. Il ajoutait même qu’ils seraient vite oubliés. Eh bien, non ! Les suivistes en ont fait leur credo, leur bannière, leur marque de fabrique en un usage ravageur, intempestif, prenant au piège du ridicule l’ensemble de la création. Au concept d’an 1 du chambardement de l’art, je dis Année 0. Fin de partie ! Il faut s’éloigner de ce miroir aux allumettes qui a tant fait flamber d’innombrables générations d’artistes. Faire mieux, pire, davantage dans une damnée course à la production, ne représente rien. Dépasser le prophète ?! Renouveler sa parole ? Privilégier l’intention plutôt que l’action ?
Ne voyez-vous pas que la création grelotte dans l’ingratitude de ce qu’on lui fait subir depuis ces quarante années de mépris, de solitude et d’abandon ; elle est si mal en point, si résignée qu’elle se réfugie dans des états de déréliction dont vous n’avez même pas idée. On ne peint pas sans passion. Est-ce trop caricatural de dire cela ? Peut-être est-ce trop demander ? Trop parodique. Peindre, sculpter, aller aussi loin que possible dans les mondes de l’impénétrable, serait-ce trop ballot pour être crédible ? Vous ne comprenez rien, vous n’aimez que les intouchables, les artistes métamorphosés en petits chefs d’entreprise. Ce qu’il vous faut, c’est de la référence pour accrocher triomphalement quelques pitreries aux totems de votre bien-jactance. Même l’Histoire de l’Art vous descend jusques en vos chaussettes, j’aurais plutôt tendance à dire plus bas. Mais où ? Je ne vois rien de vivant ni de sensible à part cette faculté de bourriner du ciboulot dans les microcosmes mondains. Aux extases salonnardes baptisées par les micmacs du marché et la spéculation outrancière, je préfère employer l’idée de concept d’arrogance superfétatoire. Vous avez assez orienté votre regard vers des niaiseries dont vous justifiez pompeusement l’importance. Vos papiers regorgeant d’élucubrations hermétiques encouragent, valorisent et s’emparent de n’importe quelles clowneries charivaresques autour de performances dédiées à de maigrichonnes idées de pseudo-dénonciation, à des insolences bas de gamme et à toutes sortes de risibles tentatives pour remettre à l’endroit les travers de notre société. L’art du contemporain que vous jalonnez de vos morceaux de bravoure dialectique finira par s’éteindre et disparaître ; il n’en restera qu’une brisure de feuilles mortes.
Vous n’avez pas l’œil qui frisonne suffisamment. Il vous faut de l’adrénaline au rabais, de la péroraison minimaliste pour vous maintenir dans un questionnement qui vous donne l’impression d’être audacieux, au centre même de l’intelligence.
La création utile, en prise sur l’imaginaire, perceptible et généreuse, claire et intuitive, n’est pas aussi standardisée qu’il y paraît ou que vous le laissez entendre avec dédain. Laissons le champ libre aux tisseurs d’images, ceux qui osent rêver la nuit les yeux ouverts, alors que vos papiers frelatés nous abalourdissent le moral en rejetant tout ce qui s’attache au monde de l’émotion. L’expérience du réel que vous semblez ignorer au profit de je ne sais quelle idole creuse de l’art contemporain en pâte de chou, que l’on voit germer dans les milieux spécialisés en épateries diverses, semble faire de moins en moins recette. Vous dormez ? Sortez de votre enfermement idéologique ! Ressaisissez-vous ! Remettez vos regards à l’heure de la diversité créatrice. Il se livre ailleurs d’autres combats, d’autres luttes pour la vérité, dont vous semblez, hélas, n’avoir aucune idée, vous les décideurs de l’illusion marchande.
Il serait temps de vous rendre compte que la création existe âprement, durement, qu’elle n’est pas inféodée au bon vouloir des quelques milliardaires qui font la loi dans les biennales et autres foirades d’art contemporain. De ce marché, qu’en restera-t-il : ombre et poussière. Souvent, je pense avec effroi au jour où il faudra trier tout ce qui a été accumulé. De grâce, arrêtez vos surenchères duchampiesques emberlificotées de faits sociétaux qui mènent dans les traquenards de l’actualité où le monde s’enlise et sur lequel vous rebondissez, ne vous contentant que de le reprendre à votre compte dans quelque parodie niaiseuse. Abandonnez votre sérieux compassé et vos divagations borgnesques, il est temps de diriger vos regards vers ceux qui cherchent à se nourrir d’une autre liberté que celle des consensus autorisés.
L’artiste n’est pas à la botte des marchés !
Ce texte révèle la prose et l’écriture d’un érudit du français compréhensible à ceux ceux qui le pratiquent et qui aiment l’humour, la subtilité des sens, sa poésie et aussi l’immense possibilité des couleurs de la transmission de notre langue. Peut-on espérer changer le monde? peut-on espérer voir naître une humanité que nous espérons à nos goûts si divers? Le temps occupé à rédiger un texte qui pointe du doigt ce que l’on pourrait nommer des erreurs ou des malfaçons de la création sous des formes d’absurdités indescriptibles, n’est-il pas aussi dérisoire de le perdre que de produire cet art ne comptant pas pour rien dont il est question? L’Ego est un kaléidoscope c’est un damier ou le chemin est le fil du rasoir qui montre une voie entre le blanc et le noir. Qu’est ce que le Blanc et qu’est ce que le Noir? Qui en nous pourrait le dire? ou se taire en le disant? Oui le désarroi de l’auteur de ce texte est parfaitement légitime lorsque la définition de l’ART est recouverte par des tas de terre et peut-être des excréments virtuels. J’espère cependant que la banane scotchée soit conservée dans un frigo, à moins que l’on considère qu’elle devienne une œuvre évoluant dans le pourrissement sublime de la perfection. De ce point de vue elle deviendra invendable.
Tout est dit