BOURDIEU , GRAND-PÈRE  DE L’ART IDÉOLOGIQUE ET DU WOKISME ?

Allons-nous bientôt en finir acec l’hégémonie de l’art idéologique dans la pensée artistique institutionnelle ?

Quarant ans que cela dure, et que la charge idéologique des œuvres dites contemporaines, a remplacé et éradiqué tout contenu proprement artistique, ringardisé le sens et le vécu, la poésie, l’inventivité formelle, le vivant et l’humain, qui sont pourtant la subtance même d’une œuvre d’art digne de ce nom..

Voici un texte écrit il y a trente ans, en 1994, par François Derivery et paru dans la Revue Esthétique Cahiers n°27, 1994…et Repris dans « Militantismes artistiques », DLJP, 2021 …Il reste , hélas, d’une brûlante actualité, et replace aujourd’hui Bourdieu comme premier acteur du grand dévoiement de la sociologie de l’art et de son actuelle incurie ou inexistence

La question de la compétence

Du point de vue sociologique un scientifique, un sociologue, de même qu’un artiste, un auteur, s’il est un « professionnel » — autrement dit si, à la fois, il vit de son travail et est « reconnu par ses pairs », formule chère à Bourdieu (cette seconde condition primant même sur la première, du moins à lire Les règles de l’art ) — ne peut être perdu dans la masse : il est marqué de la distinction sociale attachée au statut exceptionnel qu’il illustre. D’où tant de procès en incompétence instruits dans les Actes de la recherche en sciences sociales, la revue de Bourdieu, contre auteurs, philosophes, scientifiques, etc. ou qui se prétendent tels, dont le pedigree ne correspond pas à ces critères très sélectifs . Si la méthode est efficace — on ne peut douter qu’elle le soit au niveau de la première saisie, descriptive, d’un champ donné — elle doit faire l’impasse sur l’avant et l’après du statut, sur le processus toujours évolutif que constitue l’élaboration des compétences spécifiques. Si certains domaines scientifiques sont fermés, d’autres le sont moins : art, philosophie, esthétique. Dans ces domaines, si le moment du diplôme — forme classique de la « consécration par les pairs » — pouvait initialement servir de référence, cette compétence doit désormais composer dans nombre de cas avec celle que confère, dans une économie de marché où la culture est d’abord une marchandise, la réussite commerciale, la preuve par l’argent. Et, bien sûr, la vraie compétence est toujours elle-même une lutte de tous les instants face à l’entropie et à la facilité fussent-elles titrées et diplômées .

Ainsi l’objectivité de la description scientifique ne peut-elle éviter un flou qui tient à la définition de ses limites de compétence, sans être pour autant elle-même à l’abri de la tentation d’accepter par facilité un « donné » déjà construit par le consensus politique. L’attribution de compétence par les titres et/ou la réputation présente au moins trois inconvénients.

Premièrement, on risque de frapper a priori de nullité des apports qui pourraient être pertinents, mais qui n’offrent pas les garanties normatives requises, et donc d’instaurer une censure « au profil » sur ce qui n’émane pas immédiatement d’une instance de pouvoir ou d’attribution de renommée. Les techniques de manipulation de l’ « opinion publique » s’appuient sur ce principe pour déconsidérer la contestation extra-systémique.

Deuxièmement, on peut être tenté de présenter comme pertinent le seul discours en vase clos et les renvois d’ascenseur entre confrères-spécialistes veillant jalousement sur leur chasse gardée et tirant à vue sur les intrus. On risque alors d’instaurer une censure intellectuelle aux effets pernicieux : mettre fin aux pratiques critiques indispensables contre les discours officiels et statutaires.

Troisièmement, en brandissant la compétence de droit fondée ou acquise, on pourrait bien a contrario redonner vie à un « principe d’incompétence » touchant un mandarinat en place, et à des détournements et usurpations de parole menaçant les contenus de ce que des gardiens du temple plus ou moins bien inspirés ont pour mission de défendre et même de faire fructifier. A juste titre, dans ses livres comme dans sa revue, Bourdieu consacre beaucoup de temps à dénoncer les impostures scientifiques ou philosophiques et à défendre chapelles et statuts universitaires non encore contaminés par les médias — au risque de frapper a priori d’incompétence et de rejet — mais comment faire autrement ? — tout discours qui n’émane pas directement de ces instances académiques dûment reconnues.

Mais son sens critique faiblit brutalement et significativement lorsqu’il aborde le domaine artistique, où les critères sont d’un tout autre type, et où la référence à des titres quelconques brille (c’est bien dommage !) par son absence. Le cas de Hans Haacke n’est pas, n’est plus celui d’un Flaubert — écrivain contesté par la société de son temps autant que par ses « confrères », mais auquel sa fortune personnelle donnait les moyens d’écrire comme il l’entendait. Le procès de compétence qui aboutit à la désignation de l’artiste (auteur) comme personnage de premier plan est aux mains de deux instances désormais incontournables en ce domaine : le marché et sa presse. L’importance des autres instances confirmatoires — « les pairs », « les diplômes » ou même « le public » — a considérablement décru, laissant la place aux chapelles marchandes décisionnelles capables de « créer de la demande », au battage médiatique et au sponsoring bancaire. Ce sont eux qui ont placé Haacke depuis quelques années au sommet de la pyramide de la renommée, pour des raisons qui du reste ne sont pas sans signification.

Est-ce ébloui par cette réussite exceptionnelle et orchestrée, confirmée cet été par une place de choix à la biennale de Venise, que Bourdieu, certain apparemment de ne pas faire fausse route, a décidé à travers lui de pousser ses analyses jusque dans le domaine particulièrement difficile à cerner des arts plastiques ?

Bien entendu la méthode sociologique n’a pas à faire de place au concept d’idéologie, c’est pourquoi peut-être l’esthétique, discipline de pensée et de recherche qui se situe à l’intersection obligée de plusieurs savoirs, lui est si facilement étrangère. L’esthétique ne fait place à l’institué et au statutaire que pour les réfléchir, les déconstruire et/ou reconstruire. Comme Artiste intronisé-reconnu sur-par le marché international de l’Art, Haacke n’est pas moins à interroger que tout autre artiste disposant de moins de renommée, et peut à bon droit être questionné sur sa pratique. Son statut socioprofessionnel acquis ne peut le mettre à l’abri de lectures éventuellement déstabilisantes. Il ne peut pas non plus, il faut le noter, se prévaloir de titres académiques agissant en barrage et en repoussoir aux contestations.

Bourdieu proteste en vain, de façon presque pathétique, contre les critiques — esthétiques, politiques — qu’il sent poindre à l’encontre de son interlocuteur, et qu’il ne veut pas entendre. Ces critiques contre l’ordre politico-marchand l’empêcheraient, on le sent, de lancer un pont d’entente cordiale et « théorique » entre succès universitaire et réussite marchande — ce qui constituerait la clé de voûte d’une sorte de « système de la compétence généralisée », couronnement d’une sociologie comme science exacte, déjà ébauchée dans Les règles de l’art. Hélas ses dénégations fusent comme des pétards mouillés, bien peu convaincantes .

En tant qu’artiste « traitant » du politique dans l’art — c’est en tous cas ce qu’il annonce —, Haacke peut doublement faire question pour les esthéticiens et critiques des phénomènes artistiques, lesquels sont aussi, faut-il le rappeler, des phénomènes sociaux, de société. Ses mises en scène n’ont jamais constitué des formes nouvelles, puisqu’elles empruntent leurs effets de tenture, d’éclairage et de bruitage au plus mauvais théâtre pompier, lequel ne craint jamais de frapper très fort pour mieux conditionner son patient. Quant aux contenus politiques présumés dénonciateurs, organigrammes de trusts internationaux, collections d’images de drames historiques, politiques, sociaux,…, ils offrent le double avantage, dûment calculé, de présenter leur auteur comme un artiste universellement critique, sorte de mauvaise conscience de l’humanité, mais positivable puisque recevable, dédouanant du même coup les instances riches et installées qui l’accueillent et le propulsent en avant, en effaçant d’un effet de manche la contradiction qui pourrait présider à leur collaboration apparemment hors-nature. On a l’impression d’assister à une tentative — tendancieuse et manipulatrice — de séparer le domaine de l’Art (pur, hors argent, hors compromission politique…) de celui de l’institution médiatico-marchande qui le fabrique et le porte. Une forme d’intoxication idéologique en quelque sorte . C’est bien parce qu’on connaît le Bourdieu critique, sa rigueur, sa finesse, sa perspicacité à dégonfler les baudruches philosophiques, scientifiques ou littéraires, qu’on peut s’étonner qu’il se soit laissé piéger à cautionner ce créneau exigu de la désignation de compétence artistico-marchande du moment .

Faute de soumettre l’objet placé au sommet de la hiérarchie — pourtant instable — de la renommée marchande au même regard critique qu’il accorde aux réussites douteuses ou en gestation, Bourdieu décerne un label de qualité intrinsèque à partir d’un statut discutable dans des termes qui ne sont pas seulement ceux de la forme et de la logique marchande mais qui sont aussi ceux de la politique, de l’idéologie et de la critique des contenus. Faut-il rappeler à tous ceux qui travaillent dans ces domaines que la réussite financière dans les milieux de l’art occupe aujourd’hui, et plus sans doute que du temps de Flaubert, la place toujours théoriquement dévolue, notamment par Bourdieu, à une « reconnaissance par les pairs » fondée sur la seule appréciation de critères corporatistes ? Les prix, les récompenses sociales et médiatiques diverses, sont d’autres modes désormais incontournables de l’attribution — ou de la désignation — de compétence.

François Derivery

Bourdieu et Haacke sur fond d’oeuvre idéologico-bidulaire

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