
Reste-t-il encore des artistes dans la France de 2025 ?
Voici un article écrit par Frédéric Franck et paru dans Front Populaire le 7 09 25 .
Il rejoint ce que je dis de l’intervention désastreuse de l’Etat dans le champ de la création sous toutes ses formes
Entre l’entre-soi idéologique, l’étatisation de la culture et le zèle de nombreux acteurs de l’écosystème artistique, Frédéric Franck déplore une victime principale à cette situation : l’Art lui même.
Dites -leur qu’ils ont du talent !
Chacun se souvient de la directive du president François Hollande à son éphémère ministre de la Culture, Fleur Pellerin : « Votre travail est très simple : allez voir les artistes et dites -leur qu’ils ont du talent ! Ils n’attendent que ça ».
Cette vision d’un monde de la culture peuplé de caniches faisant les beaux, à l’affût du moindre sucre et aboyant très fort lorsque quelqu’un touche à leurs subventions, n’est pas propre au president Hollande. Et il est vrai que l’État culturel denoncé en son temps par Marc Fumaroli a fini par enfanter d’une gigantesque superstructure essentiellement composée de vassaux. S’il n’en fallait qu’une seule illustration, nous l’avons eue pendant la periode de la crise sanitaire, avec la mise en place du confinement de la population, et en particulier l’imposition aux citoyens d’un passe vaccinal indispensable pour avoir le droit de pénétrer dans une salle de spectacle. Aucune voix parmi nous ne s’est alors élevée contre la censure, ainsi temporairement institutionnalisée, et la mise en place en laboratoire d’une société de preference vaccinale, sous le meilleur des prétextes puisqu’il s’agissait de santé publique. Bien au contraire, nous nous sommes chargés d’organiser nous-mêmes – et souvent avec le plus grand zèle – le tri des citoyens conservant la pleine liberté d’être nos spectateurs.
Cependant, la servilité sans limite des acteurs culturels que nous sommes – servilité qui a fini par se substituer au fil des ans à leur prétendue vocation transgressive – n’est pas le plus grave dans l’instantané que nous pouvons faire du monde de la culture aujourd’hui. Une partie conséquente du budget de la culture consacré au théâtre se trouve de fait affecté à des ouvrages administratifs (sélection des prétendants aux postes de direction de théâtres publics, travail de répartition des subventions allouées à differents projets, etc.) ainsi qu’aux frais de structure des établissements culturels.
En France, si comme l’écrivait Beaumarchais « tout finit par une chanson », tout commence toujours par une autorisation administrative afin d’obtenir le droit de chanter ! Tout un aréopage bigarré de petits hommes très gris et de docteurs réfugiés sans titre de séjour du monde de la Commedia dell’arte afin d’y fuir les coups de bâton, assemblés souvent par cooptation idéologique, ayant le philistinisme en partage, se trouve donc chargé par les pouvoirs publics d’encadrer la vie artistique. Cet aréopage a peu à peu et subrepticement substitué un cahier des charges sociétal à un authentique cahier des charges artistique, si tant est que la formule « cahier des charges » puisse avoir le moindre sens dans le cas d’une authentique demarche artistique qui ne peut reposer que sur la liberté, l’independance, une certaine solitude, la quête d’un style propre et pouvant aller jusqu’au « plaisir aristocratique de déplaire ».
Ces gardiens de troupeau, qui vont primant toujours les bêtes les plus dociles, déterminent tacitement le véritable cadre au sein duquel la création théâtrale peut s’inscrire. Dans cette vision, l’artiste cesse d’avoir la main sur son œuvre ; il n’est qu’un exécutant, ce qui n’exclut bien evidemment nullement le talent. Il doit faire où on lui dit de faire, et en l’espèce là où il peut trouver des financements pour le faire. Il est ainsi imperceptiblement mais scientifiquement détourné de son questionnement le plus intime, du douloureux mystère de notre existence dans le monde, de la difficulté d’en rendre compte, et invité en lieu et place à promouvoir la doxa d’État et organiser le prosélytisme de la bien-pensance. À lui donner ainsi des feuilles de route exterieures à son domaine d’exercice et d’excellence, il se trouve ainsi fragilisé et infantilisé sur son territoire le plus inviolable et sacré : celui de la conception.
Alors que le XXeme siecle a magnifié jusqu’à l’excès la place du concept dans le geste artistique, voilà que c’est précisement le concept qui se trouve aujourd’hui retiré aux artistes par les pouvoirs publics. Réalisant un objet en fin de compte conçu par d’autres, les voilà revenus de fait aux temps des commandes dont, si nous ne nions pas pour autant qu’ils aient pu créer des chefs-d’œuvre, ne sauraient en aucun cas redevenir une norme. Et ce d’autant moins que le potentiel de disponibilité des commanditaires au fait esthétique s’est spectaculairement effondré.Tout se passe comme si l’art n’avait de justification que s’il pansait les fractures sociales, sociétales et territoriales du pays, s’il luttait contre l’antisémitisme et l’islamophobie, déradicalisait les banlieues et s’attachait à la relecture identitaire du passé, du présent et des grandes œuvres universelles par les minorités opprimées. Aussi légitimes que puissent être les causes ici défendues, elles ne sauraient être promues au rang de mètre-étalon pour jauger le monde de la création, car cela l’enfermerait dès lors dans un cadre temporel. Or le véritable objet de la création artistique est de sortir de tels carcans : elle est une émanation suprême de notre soif collective d’éternité.
C’est donc bien la fonction même de l’art qui se trouve ici profondément dévoyée et finalement sacrifiée sur l’autel de la lutte pour l’hégémonie culturelle dont parle Antonio Gramsci.
Les artistes ne guident plus la société ; ils ferment le ban. À l’évidence, ce triste bilan pèse de tout son poids dans la crise que traverse la société française, décredibilisant davantage encore ses elites et nourissant son populisme.
Frederic Franck a été directeur du Théatre de la Madeleine entre 2002 et 2012, du théâtre de L’Œuvre entre 2012 et 2016, et est actuellement co-directeur du théâtre Montansier à Versailles.
Plus d’infos ici :
https://frontpopulaire.fr/culture/contents/la-culture-contre-les-artistes_tco_31421125