… En cette sombre époque d’hégémonie des idéologies « progressistes », aveugles, sans la moindre réalité sensible et poétique.
Voici le tout récent texte de Jean-Philippe Domecq , qui prolonge celui qu’il vient de publier dans la revue Esprit
Il se passe quelque chose autour du centenaire du Manifeste du surréalisme,
…cela dépasse l’amplitude cumulative des commémorations. Si le public afflue en masse aux rayonnages de rééditions et à « l’Exposition du centenaire » du Centre Pompidou (jusqu’au 13 janvier 2025), l’attitude est qualitative, absorbée, agacée, de rêve, à vif, ça discute, dispute, se tait. Un siècle après ? L’exigence radicale des révoltés surréalistes, qui ne s’en sont pas laissé conter par un entre-deux guerres autrement plus dur qu’aujourd’hui, révélerait-elle 2024 plus que 1924, en creux ? Un creux au ventre, un manque d’intensité, par comparaison ? Ce que l’on relit et revoit là ne laisse apparemment pas tranquille, alors que nous avons largement assimilé ce mouvement que l’auteur du Manifeste a su faire traverser quatre décennies. Charismatique à proportion de sa chercheuse inquiétude, André Breton, avec le petit groupe qu’il tint à hauteur d’une exigence existentielle qui irrite ceux qui confondent tolérance et indifférence, ne voulait pas lancer une école littéraire de plus, mais rien moins qu’une « civilisation surréaliste »… Ce qualificatif, depuis, est débité à contresens par les médias. Quant à l’image « explosante fixe » qui définissait la poétique surréaliste, elle a été popularisée, comme souvent, par le plus lourd : les pitreries « molles » de Salvador Dali, comme l’avait tôt craint André Breton. Contrairement à ce qu’il espérait, ce mouvement d’« insurrection de l’esprit » aura produit ses clichés. C’est évident pour nous tous. Mais, non moins évident au vu des œuvres : chaque poète et artiste du groupe a développé sa créativité personnelle grâce à, et non malgré la créativité collective. Sentant la cirrhose l’emporter, Yves Tanguy s’est dépêché de peindre deux foules de ses galets figés vers le laiteux et fuyant horizon sous-marin ; l’avant-dernière toile s’intitule La multiplication des arcs ; il en alla exactement ainsi entre lui, Max Ernst, Dorothea Tanning, Miro, Toyen, Oelze, Bellmer, tous à vrai dire, l’arc de chacun tendu par l’arc voisin qu’il tendait en retour, pour ensemble reculer les limites « du peu de réalité » que pointait Breton. Et c’est ainsi que le surréalisme inventa tous les langages plastiques qu’ensuite le XXème siècle détaillera : happening, collage, frottage, objet, affiches, dérives, etc. Eh bien, premier élément d’explication à l’accueil en boomerang de cette émulation toute en réciprocité : elle tape en plein dans la présente situation des esprits, à savoir la concurrence interpersonnelle qu’auteurs et artistes ont intériorisée de l’individualisme ultra-libéral dominant. Mais, pourquoi donc s’être laissé dominer ?… La révolte dont les surréalistes firent un ressort, n’est jamais fatigante pour qui parie que la vie vaut le détour. Pourquoi ne pas le…manifester ? Un « Manifeste », oui, donnons ce mot à ronger à l’inévitable mauvaise foi, un Manifeste est aujourd’hui nécessaire et d’avenir pour multiplier l’aventure créatrice de chacun par chacun, et rappeler que nous ne vivons qu’en pariant.
Mais pariant en toute rigueur d’invention, l’audace n’ayant de conséquences que pensée. En témoignent les Manifestes du surréalisme où la réflexion intellectuelle reste aimantée par l’intuition poétique. Breton prospecte à l’aide du faisceau des deux premiers livres de Freud sitôt traduits ; il discerne que les conséquences psychiques et culturelles de la révolution psychanalytiques sont énormes, pas moins concrètes que de « transformer le monde » social. Là encore, retournons à 180° le choc d’énergie pour que, de reçu, il nous propulse : quelle nouvelle explication de l’homme nous attend ? Puisqu’on n’ouvre nos œillères qu’au fur et à mesure que notre langage s’ouvre, un Manifeste littéraire est le seul moyen d’annoncer qu’au-delà et en parallèle à la psychanalyse nous attend une psychanalyse de notre refoulement plus grand encore que celui de notre libido : le refoulement de notre conscience de la mort. Une thanathalyse, autrement dit. La littérature, parce qu’elle n’a que les mots, est le seul moyen d’explorer cette invisible conscience nucléaire qui est au point aveugle de tout ce que nous percevons, plus ou moins inconsciemment. Ce n’est qu’un continent, qui nous attend ; ce n’est pas une obédience esthétique unique ni théorisation exclusive – instruits que nous sommes, y compris par les exclusives surréalistes puis situationnistes, de la logique groupusculaire des avant-gardes, dont on a fait le tour.
Le Manifeste d’aujourd’hui doit donc être le Manifeste des Quelques, parce que les Quelques c’est sans « isme » ; et c’est le terme républicain pour réunir les « affinités électives » qui commencent à trouver qu’il y en a assez, de laisser tout dire au motif que sinon, on reverrait le spectre de Breton lançant ses anathèmes. Il va falloir se calmer avec la peur de dire Non. Ne dit-on pas Non à telles violences de mœurs, racistes ou socio-politiques ? Breton tempêtait contre la poésie mondaine de Cocteau ; ça se discute, certes, mais en 2024 un auteur médiatique de peu d’invention parraine le Printemps des poètes et il est intolérant de s’en étonner ? Et quelle liberté avons-nous gagné à laisser le spectacle promouvoir notre « plus grand écrivain contemporain ». Et il aurait mieux valu que Gille Deleuze n’ait pas été quasiment seul à dire que telle nouvelle philosophie était, sic, « nulle » ? Etc, etc…
La culture française paie cher l’indifférence du quant à soi de carrière dans les lettres. La réédition des Manifestes rappelle par exemple qu’André Breton s’alarma du succès de librairie (très, très relatif) de son Nadja. Il demanda alors « l’occultation du surréalisme »… On croit rêver aujourd’hui que l’Ambiance est pétrie de ce qu’il faut bien appeler « le réussisme », sous l’emprise d’une médiatisation culturelle à court terme dont la France a le paradoxal apanage. C’est l’autre énergie que réveille le groupe surréaliste qui ne manquait pas l’occasion de dissuader ironiquement les auteurs de carrière. La « vraie vie est ailleurs » ; Rimbaud, Kafka, Musil, Walser ne voulaient pas « être écrivains », ils voulaient la littérature, tonique énigme.
Il est temps de fédérer la force critique et la contagion créatrice. Le Manifeste des Quelques est informel comme le veut la nouveauté des temps, il suffit de s’y adresser (https://lescorpscelestes.fr/ ), comme au bureau des rêves où les surréalistes enregistraient les citoyennes et citoyens qui voulaient. C’est un appel d’engagement littéraire comme l’éternel rappel.
Jean-Philippe Domecq est romancier, a publié sur ce sujet : Qu’est-ce que la Métaphysique Fiction ? éditions Safran.