Mais rassurez-vous, rien n’a changé depuis. Ça n’a fait, au contraire, qu’empirer depuis, et l’on atteint aujourd’hui un tel paroxysme de l’inepte en la matière, qu’on se demande si on n’est pas proche du changement de paradigme.
C’est un texte que j’avais écrit pour le magazine Artension qui l’a publié dans son numéro de mai-juin 2003… Il refuserait de me le publier aujourd’hui
Art officiel : un anti-académisme communicationnel en diable
L’académisme en art a toujours existé
Le permanent affrontement entre l’ordre établi et de désordre créatif, entre la stabilité et le mouvement, a toujours été, somme toute, productif et rassurant, car chacun y avait des repères simples…
L’académisme d’aujourd’hui, « l’Art d’Etat » en quelque sorte et subventionné comme tel, c’est l’art dit « contemporain » avec Daniel Buren comme figure emblématique de l’actuel « pompiérisme ». Ce nouvel académisme est beaucoup plus compliqué à comprendre que celui du début du 20e siècle, car il vient d’opérer en quelques décennies, une sorte d’acrobatique dévagination de son concept, un extraordinaire retournement de veste, qui lui permet d’apparaître, sans rien avoir changé au fond, comme l’exact inverse de ce qu’il était dans la forme. L’anti – académisme s’est donc globalement installé comme nouvel académisme et la transgression systématique de la règle comme nouvelle règle. Tout cela en stricte application du syllogisme suivant : la création est par nature transgressive ; soyons donc transgressifs et nous serons créateurs.
Le résultat est que tout ça semble ne plus avoir ni queue ni tête, ni haut ni bas, ni dedans ni dehors, qu’on n’y comprend plus rien dans la mesure où les évidences immédiates, les ancrages sensibles, la dimension spirituelle de l’art sont abandonnés au profit du fonctionnement aléatoire de puissants systèmes confusément enchevêtrés ; dans la mesure où le mystère, la poésie et la transcendance sont évacués pour une vulgaire instrumentalisation de l’art dont les enjeux n’ont plus rien d’artistique ni de transcendant..
Cynisme et nihilisme comme ingrédients du nouveau formalisme
Il est cependant possible, parmi cette confusion, d’identifier deux principes simples et sans mystère, surdéterminant la logique de l’officialité artistique.
Premier principe : le retournement. L’absence de sens fait sens. Le contenant absorbe le contenu. Les moyens priment sur les fins. La commande extérieure occulte la nécessité intérieure. L’intellect disqualifie le sensible. Le subalterne revêt les habits du prince. L’artificiel se pare des apparences du vivant. Le disqualifiant devient qualifiant.
Deuxième principe : corollaire du précédent et concernant les produits de l’officialité : le nihilisme systématique. Ainsi, ce qui permet à l’appareil de légitimation officiel de reconnaître et agréer les produits conformes à sa commande ( comme ces systèmes très sophistiqués qui savent aussi détecter les concentrations de tel gaz dans tel autre), c’est leur degré de négativisme, voire de morbidité. Ce principe est décliné de multiples façons : dérision, auto-dérision, dénonciation, dénégation, reniement, viduité et/ou saturation, minimalité et/ou gigantisme, esthétisation sommaire de la misère, de la laideur, de la douleur, du psycho-pathos, de la déshérence, des souffrances sociétales, etc.
Question simple : en quoi cette négativité est-elle exactement dans la logique des systèmes qui la génèrent, leur est-elle consubstantielle ou structurellement infuse ?
Réponse simple : parce que c’est précisément ce qui défie le sens, la sensibilité, la morale et l’entendement communs, qui est médiatiquement le plus efficace. Parce que c’est le moins de contenu qui déclenchera le plus de commentaire par défaut. Parce que la “communication” utilisant l’art comme vecteur fonctionnera d’autant mieux et plus vite que l’art sera moins lourd de cette mystérieuse substance interne, mais plus spectaculaire extérieurement.
Qui communique quoi, avec l’art officiel?
-L’artiste d’art officiel est à la fois “médiatisateur” de lui-même et du dispositif pour la communication duquel il est prestataire de service. Exemples : tel artiste à la mode est “professeur de communication” à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris et “communique” pour quantité d’organismes divers. Les jeunes diplômés des Écoles de Beaux-Arts se disent beaucoup mieux formés pour la technique et le produit catalyseur de communication que pour la production artistique au sens habituel, le dessin, la peinture, l’expression d’une intériorité, etc. Il savent décliner un concept minimal, suffisamment tordu et douloureux pour prouver leur allégeance, avoir ainsi une bonne note à leur diplôme et être cooptés ensuite dans les réseaux . L’artiste officiel devient donc le scénographe, l’étalagiste ou le décorateur des vitrines du dispositif institutionnel. Son talent se mesure à la taille du commentaire ou du débat que la vacuité du propos saura déclencher.
-Le consommateur d’art officiel, acquiert avec celui-ci le supplément d’image, le signe de distinction qui le valorise socialement. L’objet acquis devient logo d’appartenance de classe. Avec lui il peut en outre communiquer aux amis et homologues de même classe son petit plus culturel. (Ce qui lui serait impossible avec une pièce non labellisée qualité officielle aussi stupéfiante de qualité soit-elle). Sa fréquentation assidue des expositions officielles participe autant du rituel d’identification à sa tribu socioculturelle, que de la parade sexuelle, que de la concélébration de la “culture comme religion d’Etat”. Sans oublier que ces expos sont des moments où l’effervescence relationnelle et communicationnelle et portée à son comble, autant que peut être portée à son paroxysme l’indifférence à l’égard des œuvres.
-Le professeur d’art officiel est de plus en plus répandu dans l’Université et les écoles d’art. Il assoit son autorité sur l’abondance et la sophistication du verbe qui naît de l’incertitude même de ce dont il parle. Polycommunicant, il est souvent agent multicartes de l’officialité, en cumulant les rôles d’ artiste, de critique d’art et de commissaire d’expositions, voire galeriste privé, dans un processus complexe de mélange des genres, de brouillage des cartes et de retour d’ascenseurs.
-Le lieu d’art officiel est Centre d’Art Contemporain ou Musée obéissant aux directives ministérielles. L’art que l’on y présente est autoproclamé prestigieux et de “haut niveau” dans un système d’auto-valorisation circulaire où l’on “ s’arrache” les mêmes artistes du grand circuit international. La cote du matou gonflable ou de la vache dans le formol y est cent fois supérieure à celle du travail d’un Victor Brauner par exemple. Là encore l’effet médiatique prime sur le taux de fréquentation d’un public, dont l’existence s’avère accessoire.
-Le fonctionnaire d’art officiel est directeur de FRAC, Conseiller artistique Régional, Inspecteur… de la Création , commissaire d’expos, etc. Il est bien formaté universitairement et mis en fonction par cooptation interne. Rouage interchangeable dans une structure sans hiérarchie bien avouée, il ne sait détecter et promouvoir que les produits à odeur sui generis. En début de carrière, il se fait régulièrement déflorer auprès de telle ou telle galerie “ internationale”, dont la fréquentation lui transmet les codes d’accès et le valorise auprès de ses pairs. Il est, dit-il, “ le garant de la pluralité artistique”, il connaît mieux l’art que les artistes et leur donne souvent des conseils à ce sujet.
-Le critique d’art officiel est pigiste dans un grand quotidien ou hebdomadaire. On l’envoie “spécialement” voir telle ou telle exposition officielle pour en dire du bien ou du mal, mais qu’importe, c’est la longueur et l’élégance rhétorique de son texte qui comptent. Il ne fréquente ni les galeries non agrées, ni les ateliers d’artistes. Son pouvoir est à la mesure du tirage de son journal et non d’un mérite personnel comme c’était le cas avant pour les critiques de l’ancienne génération : des hommes de terrain respectés, amis des artistes, poètes, humanistes qui avaient de la tenue dans le discours et l’ambulation , et qui aujourd’hui, n’ont plus aucun crédit.
-L’administration qui administre ou prescrit l’art officiel pour tous est une spécificité française et participe de cette fameuse “exception culturelle” d’un pays où la culture et l’art sont “religion d’Etat”. “Priorité aux créateurs ! “ est son slogan… mais aux créateurs conformes à ses critères de créativité, les autres étant exclus de son champ de vision et de la pluralité qu’elle dit sauvegarder. Exclusion et occultation donc des neuf dixièmes des créateurs. Disqualification de la quasi totalité des galeries prospectives de ce pays. Mépris pour leur travail et préjudice financier considérable à leur encontre, qui s’ajoute aux difficultés causées par le marasme économique. Avec mille euros donnés par l’Etat à la machine administrante , c’est dix mille euros de dégâts collatéraux qui sont infligés au patrimoine artistique français.
-La galerie d’art officiel peut être petite (on la dit alors “émergente”) ou bien grande (on la dit alors d’envergure internationale). La petite grappille menues subventions, primes à la première expo, stand gratuit à la FIAC ; la grande vend très cher au Musées et aux FRAC les produits de classe internationale. C’est à ce niveau que l’officialité française s’articule à l’internationalité. C’est à cet endroit que le grand marché spéculatif international est relayé par le dispositif officiel, et répercuté jusqu’au plus profond de nos provinces vers une middle class en mal de relationship.
-Le magazine d’art officiel français ( dont le titre est bien connu des institutionnels) est la seule des publications artistiques au monde dont les textes et les images sont expurgés de toute aspérité sensible ou poétique. Il est de cette façon l’outil de communication interne le plus parfait qui soit, au sein d’une mécanique où sensibilté et poésie sont en effet hors de propos : un comble tout de même !
-Le politique ne comprend strictement rien à l’art officiel. Terrorisé, infantilisé, ringardisé par la chose, il confie donc au plus vite la patate brûlante aux “spécialistes” les plus proches… en même temps qu’une somme d’argent public à la hauteur de son degré d’incompréhension. Il ne comprend pas, lorsqu’il est de gauche, que cet art est un art de classe, un art qui favorise l’exclusion sociale. Rusé stratège, il comprend cependant que ce coûteux maquillage culturel de la façade, peut obtenir un intéressant retour sur investissement en termes d’image pour lui, pour sa ville, pour sa “collectivité locale”..
-Le marché de l’art officiel est plutôt celui des prestations de service auprès des organismes demandeurs de médiatisation. Le savon de 25 tonnes présenté à la Biennale de Lyon ou la porcherie avec miroirs sans tain et cochons vivants de la Dokumenta de Cassel sont difficilement vendables comme objet d’art, car il n’en ont ni la fonction ni le statut. On peut vendre cependant des fragments, des traces, des produits dérivés moins encombrants.
– Le publicitaire entretien avec l’art officiel un rapport privilégié. C’est le Directeur de “boite de com” qu’on va solliciter pour être adjoint à la Culture. C’est Warhol qui passe directement de la pub pour les autres à la pub pour lui ( idée de génie que ce retournement de concept dont il fut le grand initiateur). C’est Saatchi, grosse agence de communication internationale, qui crée et impose sur le circuit international les artistes les plus spectaculairement provocateurs. C’est telle agence d’ingéniérie culturelle, tel commissaire de Biennale, tel directeur de musée, qui sollicite ensuite ces mêmes artistes, etc. C’est la contestation d’un système qui devient (avec Ben par exemple) argument marketing pour ce même système : cynisme absolu défendu par notre « philosophe populaire » Michel Onfray.
-La morale et l’art officiel. Le transgression systématique des valeurs esthétiques induit naturellement une trangression des règles éthiques, voire juridiques. Nombre de directeurs de Centres d’Art Contemporain ont été sévèrement épinglés par la Cour des Comptes pour leur désinvolture et leur coupable munificence. Mais ils ont été absous, car en ce territoire de non-sens proche de l’ état de non-droit, il existe une dérogation aux lois communes, qui fait que leur trangression a pu être considérée comme acte artistique et action légitime de communication.
– le loft story et l’art officiel ont entre eux une similude dans la mesure où ils apportent l’un et l’autre la preuve que plus l’objet à médiatiser est vide de contenu, meilleur il s’avère comme vecteur d’une communication dont le seul objet n’est plus dès lors que l’appareil communicateur lui-même. Ce discours sans autre objet que lui, libéré de toute substance interne, de tout contrôle extérieur et de tout processus régulateur, parachève le triomphe du tout médiatique, le triomphe de l’effet Larsen sur le chant des oiseaux, le triomphe de la machine sur l’humain.
Ainsi la mécanique artistique institutionnelle, forteresse vide, compense-t-elle son manque intérieur par une communication à tel point puissante et forcenée, qu’elle peut faire du vide lui-même un argument marketing.
C’est très fort ; ça n’existe dans aucun autre domaine ( pas de marchands de lessive qui communiquent sur l’absence de poudre dans leurs boîtes) ; c’est inédit dans l’histoire de l’art ; ça surpasse de bien loin les gentils pompiers du début de siècle et le réalisme socialiste ; c’est nouveau ; c’est moderne ; c’est contemporain.
-Les spéculateurs et l’art officiel. Il existe une liaison structurelle entre le spéculateur milliardaire et le fonctionnaire gagne petit de l’art en France. Le second disposant de l’argent public pour la promotion et la survalorisation des produits spéculatifs internationaux ou « Financial art » du premier, dans une situation de confusion totale où marketing culturel et spéculation financière se chevauchent allègrement : la « culture » socialiste au service du grand libéralisme, le soviétisme radical au service du capitalisme débridé… Tout le monde le sait. Personne n’en parle. Question Tabou (voir l’ex-trader Koons au Château de Versailles et le fonctionnaire Aillagon au service de Pinault)
– Sarkozy et l’art officiel. Sarkozy a d’autres chats à fouetter, mais ses proches conseillers ( et son père probablement) sont attentifs à la question. Seulement ils ne savent pas trop bien comment saisir la patate chaude. Le manque d’argent public pour alimenter la « subversion subventionnée » va les aider à réfléchir à la question. La crise financière mondiale va contraindre à repenser toutes nos « valeurs » et va achever de décrédibiliser cette esthétique du cynisme qui caractérise le « Financial Art » et l’art officiel qui en est le corollaire.
– Pour tempérer le propos
Il convient cependant d’ajouter, que cette présentation de l’officialité correspond à la situation extrême vers laquelle nous nous dirigeons, comme vers l’aboutissement d’une implacable logique. Certes, nous n’en sommes pas loin. Mais il reste encore dans le champ de l’officialité – par erreur de casting ou comme alibis – des artistes, des politiques responsables, des conservateurs de musées éclairés, et bien d’autres personnes faisant preuve d’individualité.
Belle analyse