Par Eric Dicharry
J’avais constaté et admis qu’ une approche sociologique de l’art dit contempoarain était en France, compte tenu de l’oppression conceptualo-bidulariste, impossible, interdite et inexistante ….et bien non ! Je viens de découvrir ce texte de Eric Dicharry , docteur en anthropologie sociale et historique de l’EHESS de Paris… Tout espoir n’est donc pas perdu !
Les vernissages en art contemporain : Une liturgie immersive-Triple mise en scène : des oeuvres, du public, des artistes – Décoder le dress code – Typologie du pique assiette – Les discours de l’assistance – Conditions d’invitations – Vernissage et activité mnémonique – Ethnographie d’un vernissage
La recherche, menée sur un terrain qui a conduit le chercheur en Europe aux Etats-Unis et
au Canada, confronte les trois éléments constitutifs de l’évènement « vernissage en art
contemporain » que sont les lieux, les publics et les pratiques qui y sont associées. Elle
interroge la sociabilité, les discours, l’identité, les manières de se dire et de se conduire dans
les lieux publics (musées, ateliers d’artistes) et privés (galeries d’art contemporain). Elle
analyse la possible mise en oeuvre d’une enquête ethnographique portant sur les discours
en lien avec les vernissages dans un travail artistique et les implications du basculement du
statut des photographies qui passent du domaine des sciences sociales au champ de l’art.
Il faudra d’abord aller à la Villa Enea, charmante demeure du 19ème siècle, puis ensuite se rendre à
la Galerie Pompidou où ont lieu les discours, assez longs, et le buffet. Il est à noter que la salle est
tellement vaste que les individus qui auront la bizarre idée de regarder les oeuvres pourront le faire,
même s’il y a près de deux cent personnes dans le lieu. La table est excellente ; on note toutefois une
certaine bousculade qui n’empêche pas l’authentique amateur de s’approcher du buffet. Le service fait
face à l’affluence avec une certaine philosophie. Un endroit à connaître. (Guide Legrand)
L’impératif narcissique glorifié sans relâche par la culture hygiénique et sportive, esthétique et
diététique. (…) Nouveaux impératifs. Jeunesse, santé, sveltesse, forme, loisirs, sexe. La culture du
bonheur déculpabilise l’autoabsorption subjective, mais dans le même temps elle enclenche une
dynamique anxiogène du fait même des normes du mieux-être et du mieux-paraître qui la constituent.
Deux tendances antinomiques travaillent nos sociétés. L’une excite les plaisirs immédiats, qu’ils soient
consommatifs, sexuels ou distractifs : surenchère porno, drogue, sexe sauvage, boulimie d’objets et
de programmes médiatiques, explosion du crédit et endettement des ménages. (…) le culte
individualiste du présent. L’autre en revanche privilégie la gestion rationnelle du temps et du corps, le
professionnalisme en toute chose, l’obsession de l’excellence et de la qualité, de la santé et de
l’hygiène. (Lipovetsky, 1992)
Qu’est-ce que la beauté ? dit Franz et il pensa tout à coup à un vernissage auquel il avait dû
récemment assister aux côtés de sa femme. La vanité infinie des discours et des mots, la vanité de la
culture, la vanité de l’art. (Kundera, 1984)
L’oeil court ici et là, et compose sa toile familière. Par cette course qui consiste à la fois dans le
balayage du champ et dans l’accommodation de l’appareil optique, chaque partie est tour à tour
placée au foyer, identifiée en vision centrale et ordonnée aux autres dans une composition de part en
part intelligible, qui est euclidienne. L’attention écrit l’espace ; elle y trace des lignes, des triangles ; les
couleurs pour elle sont comme des phonèmes, unités valant par opposition et non par motivation.
(Lyotard, 1971)
Remerciements
Ce texte n’aurait pu voir le jour sans l’aide précieuse des personnes citées ci-après. Qu’elles reçoivent
toutes dans ce cadre nos plus sincères remerciements. Stefan Stux (President, Stefan Stux Gallery,
New York), Andrea Schnabl (Director and Principal, Stefan Stux Gallery, New York), Pierre Levai
(President, Marlborough Gallery, New York), Fern Bayer (Curator, Toronto), Jillian Russo (Curator,
The Art Students League of New York), David Gimbert (Gallery Manager, Miyako Yoshinaga Gallery,
New York), Jean-André Viala (Directeur de l’Institut français de Bilbao), Francisco Javier San Martín
(Profesor de Teoría e Historia del Arte, Historiador y crítico de Arte), Zuhar Iruretagoiena (artiste,
Bilbao), Beñat Iglesias Lopez (artiste, New York), Lisa Gouffrant (collectionneuse d’art, New York),
Enrique Martinez Goikoetxea (Musée Artium), Daniel Castillejo (Musée Artium), Mari Fran Machin
Ortuoste (Musée Artium), Liliana Porter (artiste).
Introduction
Pour réaliser cette recherche qui consiste à confronter les trois éléments constitutifs des
vernissages en art contemporain, à savoir les lieux, les publics et les pratiques qui y sont
associées, nous avons mené de 2013 à 2017, ce qu’il est convenu de nommer dans le
langage spécialisé de la discipline ethnologique une observation participante, dans le cadre
de plusieurs vernissages au Pays Basque, en France et au Canada et aux Etats Unis. Au
Pays Basque, à Bilbao, au Musée Guggenheim lors du vernissage de l’exposition de l’artiste
catalan Antoni Tapiès, dans la salle d’exposition de l’Alhóndiga pour l’exposition du collectif
féministe « Guerilla Girls 1985-2013 », à Vitoria/Gazteiz au Musée Artium le 7 avril 2017
pour le vernissage de l’exposition de l’artiste Liliana Porter, à Zumaia au vernissage de
l’artiste Zuhar Iruretagoiena intitulée Buen tiempo, buen tiempo en la vida, à Anglet, au
vernissage de l’artiste Mïrka Lugosi à la Villa Béatrix Enea d’Anglet le samedi 21 septembre
2013, à Bayonne au vernissage de l’exposition Closer au Carré le mardi 24 septembre 2013.
Au Canada, à Toronto, au Musée des beaux-arts AGO (Art Gallery of Ontario) pour
l’exposition de l’artiste chinois Ai Weiwei et enfin aux Etats-Unis, à New York, lors des portes
ouvertes des ateliers d’artistes à Harlem organisées lors du Harlem Art Walking Tour 2013 et
à l’occasion de nombreux vernissages organisés le jeudi soir de 18 à 20 heures dans les
galeries du quartier Chelsea, en particulier dans une galerie du nom de sa propriétaire
Miyako Yoshinaga.
L’intérêt de cette recherche consiste, après observation, description, décryptage et analyse
des vernissages en art contemporain envisagé ici comme des rites contemporains proches
d’une liturgie immersive, à révéler ce que ces évènements, circonscrits dans le temps,
permettent de mettre en exergue au niveau de ce qui a trait à la sociabilité, aux contenus
des discours énoncés, à la construction identitaire, aux manières de se dire et de se
conduire dans les lieux publics (musées, ateliers d’artistes) et « semi-privés » (galeries d’art
contemporain). L’article explore, grâce à différents entretiens menés auprès de
professionnels, les modes de distinctions à l’oeuvre, les critères qui rentrent en ligne de
compte à l’heure d’évoquer la hiérarchie des vernissages, les récits qui réactivent une
mnémonique en lien avec l’art contemporain.
Le terrain nous a fait voyager dans des espaces distincts : des espaces culturels
institutionnels publics, des musées, des salles d’art contemporain publiques mais aussi dans
des galeries privées ainsi que dans des ateliers d’artistes dont le critique d’art Francisco
Javier San Martín disait :
A pesar de que el estudio y la galería constituyen dos espacios perfectamente diferenciados,
también los espacios de trabajo del artista han accedido al régimen del opening a través de la
práctica de “jornadas de puertas abiertas”, lo cual constituye un clarificador ejemplo de la
transparencia generalizada que se ha instalado también en el sistema del arte. Aquí, la
celebración es aún más claramente ruptura del ritmo laboral, una tregua en la batalla por el
salario, un corte que sirve para recuperar la actividad diaria con más fuerza. El maquillaje de
la plusvalía. Una inversión invertida : el artista recibe al público en su estudio, en su espacio
de trabajo, y lo que parece un derroche laboral está sujeto, por el contrario, a la ley onanista
de la acumulación. Existe una diferencia, sin embargo, en el grado de privacidad: si la galería
conforma la primera línea de la ofensiva por el beneficio, el estudio —espacio privado
precaria y forzadamente hecho público— sólo puede funcionar como estructura secundaria.
Pero en el aspecto de ficción de comunidad, la cuestión se invierte: cuanto más privado,
cuanto más ligado a lo laboral, a lo diario, más intensa y más íntima se produce la ligazón
comunitaria. (San Martín, 2009)
Pour chaque vernissage que ce soit à Bilbao, Zumaia, Gazteiz, Anglet, Bayonne, New York,
ou Toronto, nous avons adopté une même attitude consistant à prendre le temps de
participer à l’évènement tout en observant les participants vivre ces moments singuliers que
sont les vernissages. Cette observation était systématiquement couplée à une
documentation par le biais d’un travail photographique afin de saisir l’instant et laisser une
possibilité d’y revenir, à postériori, pour en faire une lecture critique.
1. Vernissages et sociabilité : une liturgie immersive
L’inauguration participe d’une fascination. D’une fascination à l’endroit d’une situation
collective qui se vit et se pratique telle une véritable excitation. C’est la posture défendue par
le critique d’art Francisco Javier San Martín :
La inauguración forma parte de la fascinación por una situación colectiva que se vive con
excitación porque parecen sacar al individuo de sí mismo y ligarlo a una colectividad. En ese
sentido, constituye una liturgia de inmersión en esa colectividad a la que no se pertenece,
pero de la que se anhela formar parte. Por otra parte, durante la inauguración de
exposiciones en museos y galerías se celebra el ritual de afirmación del mundo del arte, un
sector económicamente disperso y culturalmente heterogéneo pero que, precisamente por
esta dispersión, necesita doblemente los protocolos de creación de identidad. Además, el
lugar en el que se produce la inauguración —el espacio de arte, museo o galería, feria o
bienal— es también un lugar carente de definición precisa. Si el cubo blanco tiene adheridas
algunas de las propiedades del no lugar , paralelamente, la inauguración adquiriría una cierta
dimensión de no tiempo . (San Martín, 2009)
Pour révéler les enjeux des vernissages nous nous sommes entretenus avec Jillian Russo,
curatrice à la Art Students League of New York. Pour cette organisatrice de vernissages :
For the artists, the opening represents a celebration of all the work and preparation put into
the exhibition. It is also an opportunity for potential buyers, and representatives from art
galleries to make a purchase, or become more familiar with an artist’s work. For the curator,
the opening is also a culmination of all the effort that went in to organizing the show. It
provides an opportunity to congratulate the artists and to socialize in a more relaxed manner,
solidifying a personal relationship with the artists. (Jillian Russo, curator, The Art Students
League of New York)
Le vernissage est ici pensé comme le résultat d’un travail accompli, la fin d’un processus, la
clôture d’une étape préparatoire, l’occasion de sociabiliser l’artiste par l’activation de réseaux
et de connecter le travail de l’artiste au marché de l’art. Le vernissage est un moment de
sociabilité spécifique, « dont l’enjeu artistique est la constitution sociale de l’oeuvre en oeuvre
et dont l’enjeu social est la matérialisation d’un groupe, celui des amateurs, construit autour
d’affinités esthétiques » (Verlaine, 2009).
Revenons un instant à l’analyse fine de Francisco Javier San Martín rédigée à l’occasion de
l’exposition de l’artiste Karmelo Bermejo et intitulée Salle d’exposition fonctionnant… selon
laquelle l’extraordinaire programmé est une forme de transgression, une perversion de la loi
du travail alors qu’en réalité il n’est qu’une soumission à l’ordre, simulacre d’un supposé
désordre originel, une mythique fête dionysiaque qui se répète comme liturgie.
La inauguración pertenece a la categoría del umbral , el punto de contacto entre lo ordinario y
lo extraordinario. Y si lo ordinario se ordena con horarios y reglas relativas al ritmo laboral y la
cuantificación del producto, lo extraordinario promueve la irregularidad del goce y el derroche
de un gasto que aparentemente nada produce. Creo que uno de los aspectos más
interesantes de Sala de exposiciones funcionando… consiste en desenmascarar —más
exactamente, deconstruir— la idea de que lo extraordinario programado es una forma de
trasgresión, una perversión de la ley laboral, cuando en realidad funciona como un simple y
arcaico modelo homeopático de sumisión al orden. (…) En un orden de cosas semejante,
suponemos que la inauguración implica desorden , ruptura del ritmo cotidiano, pero sólo lo
hace como cimiento de un orden que se reconstruye a través de esta inyección de entropía.
El desorden de una inauguración es sólo simulacro de un supuesto desorden originario, una
mítica fiesta dionisíaca que se repite como liturgia. Lo Real no se inaugura, pues discurre
ininterrumpidamente entre acontecimientos inesperados y rutinas adormecedoras, como un
fluido sin cortes, aceleraciones ni paradas. Los intentos de celebración de la realidad en el
interior de lo Real —semana grande, nochevieja, carnavales— son otros tantos fracasos
colectivos. (San Martín, 2009)
De ces présentations se dessinent l’articulation en jeu dans les vernissages à savoir l’ordre
et le désordre, le temps ordinaire et le temps festif, extraordinaire, mais au-delà se précisent
également les figures des acteurs qui participent aux vernissages : l’artiste, le curateur
programmateur, l’organisateur de l’évènement, la structure qui accueille l’évènement, le
public qui assiste au vernissage. Tous ces différents acteurs interagissent dans un
espace/temps. Espace/temps qui constitue les deux axes qui s’articulent et s’entrecroisent.
Le vernissage est espace/temps de légitimation où ce qui se joue, depuis la révolution
Duchampienne résumé par l’adage « ce sont les regardeurs qui font les tableaux », est la
capacité à décider ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas. Capacité déterminée par un
ensemble complexe de facteurs de légitimité : savoir, intuition, et position sociale. Le
vernissage est la scène où se joue cette légitimation. Un espace/temps où l’oeuvre n’est plus
depuis l’éclairage Beckerien le seul produit de la créativité d’un artiste, mais « un ensemble
convergent d’effets d’accréditation, produits par les acteurs du monde de l’art parmi lesquels
figurent les artistes, les intermédiaires (critiques d’art et directeurs de galerie) et les publics »
(Becker, 1982).
Rite aux protocoles établis, le vernissage renvoie à des conduites, à des pratiques, à des
manières d’être, à un couple incorporation/acquisition d’habitus (Bourdieu). Le rite renvoie à
une question Goffmanienne : Comment se conduire dans les lieux publics ? Se dessinent
des pratiques à suivre et à proscrire. Une série de « ne pas » qui s’oppose à une série de « il
faut absolument » qui s’acquiert par expériences, par observation, par assimilation, par
imitation, par héritage. Un « il faut absolument » sous-entendu, jamais énoncé qui renvoie à
une liste de « ne pas » intériorisé. « Ne pas lancer de cacahouètes au chien de la directrice
de la galerie, ne pas toucher les oeuvres, ne pas jeter de vin sur les tableaux, ne pas trop
boire d’alcool pour faire bonne figure et ne pas se faire remarquer dans le mauvais sens du
terme, ne pas risqué d’être black listé, ne pas arriver trop tôt, ne pas partir trop tard, ne pas
parler trop fort, ne pas être indiscret. » Le vernissage est un condensé d’un vivre ensemble
en société avec ses règles de conduites. Condensé éducatif et sociétal qui comme toute
société possède ses braveurs d’interdits qui transforment les attitudes à proscrire en règle de
conduite pour se démarquer de la masse bêlante.
Dans l’atmosphère microcosmique (1) des gens du monde qui fréquentent les milieux de l’art
contemporain l’irrévérence n’est pas acte de pure folie mais stratégie de démarcation avec le
commun des mortels. Se faire remarquer en instituant le « ne pas » en règle, c’est
revendiquer un statut d’homme libre qui est le propre de l’artiste. Extravagance rime ici avec
distinction voire originalité. Une originalité double à rechercher à la fois dans « l’idée de
l’oeuvre d’art originale comme auto-expression de l’artiste » (Heinich, 2004) mais aussi dans
sa déclinaison comportementale (2) depuis que les attitudes sont formes (Szeemann, 1969).
Etre artiste conserve, pour cette infime minorité qui conserve sa part de liberté absolue, une
capacité à faire fit des règles établies, à remettre en cause par des attitudes hors du
commun des règles de conduites qu’ils laissent à ceux qui restent bâillonnés par un
système. L’artiste, à contrario du fou, est celui qui sait se faire remarquer, remettre en
question les conventions mais pour des raisons qui s’expliquent et s’intègre dans un discours
pensé et argumenté. L’ère de l’art vandalisme s’ouvre où l’artiste intervient directement sur
l’oeuvre de ses ainés comme par exemple Pierre Pinoncelli qui « en 2006 endommagea d’un
coup de marteau une version de l’Urinoir de Duchamp » (Dicharry, 2017)
Discrétion rime dans cet espace temps hors du commun avec distinction et éducation. Une
distinction/éducation qui renvoie au timing du temps de présence. Une observation/remarque
glanée lors du terrain résonne. Une remarque énoncée par l’un des invités lors du
vernissage de l’artiste catalan Antoni Tapiès au Musée Guggenheim de Bilbao le jeudi 3
octobre 2013. « C’est maintenant que les plus distingués arrivent. » Derrière ces plus
distingués il fallait décoder et comprendre ceux qui détiennent le pouvoir où pour reprendre
une terminologie Bourdieusienne un capital à la fois économique, politique et culturel. Ces
distingués qui tirent les ficelles et font de l’art contemporain hic et nunc, ce qu’il est dans un
moment limité dans le temps et dans un espace donné. L’analyse ethnographique permet de
mettre en exergue le fait que la gestion du double temps d’arrivée et de présence « ne pas
arriver trop tôt », « ne pas partir trop tard », « rester juste le temps qu’il faut » est déterminé
et conditionné, qu’il renvoie à des stratégies, à des conventions, à des codes, à des
attitudes, à des savoirs faire, à des savoirs être, à des identités construites. La question du
« comment se conduire » renvoie à une construction identitaire. Elle incarne l’apprentissage
qui se décode pour le spécialiste des décodages qu’incarne le chercheur en sciences
sociales. L’attitude n’est en rien de l’ordre du ex nihilo. Elle est au contraire le résultat d’une
incubation prolongée dans un milieu social aux codes, attitudes, gestes intégrés depuis le
plus jeune âge. Le vernissage renvoie toujours à un au-delà. Il se nourrit d’un avant. Il
incarne l’ex materia. Il est confrontation à l’oeuvre, au microcosme constitué par le public, au
monde de l’art, de la culture, de l’économie et de la politique. Confrontation qui viendra
nourrir d’autres confrontations.
Vernissage rime avec savoir être et renvoie à la triade constitutive qui permet de comprendre
notre présence ici bas : le rapport à soi, le rapport à l’autre, le rapport à l’environnement. Le
vernissage renseigne sur ce que je suis (ma propre culture voire inculture), la relation que
j’entretiens avec les autres (mon degré de sociabilité voire d’asociabilité, ma capacité à être
et paraitre en société), ma capacité à habiter le monde. La présence est la dérivation d’un
choix d’apparition à la double alternative : s’y montrer ou à l’inverse ne pas s’y montrer. C’est
dans cet acte de présence que s’initie la distinction. Choisir de se déplacer ou non à tel ou
tel vernissage ne dérive en aucun cas d’un choix irréfléchi. Au contraire il est l’incarnation
même de mécanismes pensés qui renvoient à la construction identitaire. Parfois il est de bon
ton, voire indispensable, pour des raisons professionnelles de se montrer. La monstration
fonctionne à double sens : voir, être vu. Décider d’apparaitre participe d’une construction
identitaire.
2. Triple mise en scène : des oeuvres, du public, des artistes
Le vernissage est un temps propice à une triple mise en scène : des oeuvres, du public et
des artistes. La visibilité de l’oeuvre devient la condition sine qua non de son existence publique
mais aussi de toute postérité et de toute valeur artistique.
Son exposition revêt d’autant plus d’importance qu’elle est parfois le seul moment public de
son existence, entre la sortie de l’atelier et l’achat par un collectionneur privé. Aussi le
vernissage, à la fois moment et événement, constitue-t-il le baptême social des oeuvres
exposées, signifiant leur entrée dans la réalité de la production contemporaine. Le rôle
des amateurs réunis à cette occasion ne saurait se réduire à celui d’une assistance passive :
ils participent activement à l’intronisation des oeuvres dans le domaine de l’art et par
conséquent cautionnent leur reconnaissance sociale et artistique. (Verlaine, 2009)
Cette légitimation via les vernissages mais aussi via la mention/citation de la création par
d’autres créateurs n’est pas à prendre à la légère quand on connait les ravages que peuvent
provoquer les critiques. L’artiste français Yves Klein avait été jusqu’à faire une crise
cardiaque lorsqu’en mai de l’année 1962 il avait assisté impuissant à la souillure de son
oeuvre par le réalisateur Gualtiero Jacopetti qui, dans son film Mondo Cane, trainait dans la
boue son travail. Trois jours plus tard, le 15 mai, suite à une vive prise de position, il était
victime d’une nouvelle crise lors du vernissage « Donner à voir » à la galerie Creuse. Trois
semaines s’écoulaient, le 6 juin 1962, il succombait à la suite d’une ultime crise cardiaque.
La critique qui l’avait délégitimé avait-elle eu raison de lui ?
En matière de production artistique l’imagination des créateurs est sans limite. Ad infinitum,
de l’immatériel version Yves Klein manipulateur du vide au Plein d’Arman l’espace scénique
des vernissages s’est emparé depuis quelques années de l’olfaction (3) comme champ de
création contemporaine innovant et inédit. Pour l’art de la démesure (4) les limites des
espaces d’expositions deviennent des carcans dont il faut s’extraire. D’où des vernissages
en déplacements permanents de l’enceinte des institutions traditionnelles (galeries, musées,
ateliers) au monde de la nature. Après avoir obligé les institutions à repenser leur cadre
d’exposition, leur architecture, leur installation et leur fonctionnement (taille des salles,
hauteur de plafonds, logistique en lien avec les expositions), les artistes contemporains
dépassent les frontières du white cube (5) pour partir à la conquête du monde extérieur. Les
vernissages quant à eux se doivent de suivre ce mouvement centripète qui se globalise et
s’internationalise jusqu’à aller côtoyer les limites du visible (6). L’installation permanente,
baptisée « Est-Ouest / Ouest-Est » du sculpteur américain Richard Serra en est l’exemple.
Composée de quatre plaques d’acier de 15 mètres de haut elle est située à une soixantaine
de kilomètres de Doha et n’est accessible par aucune route asphaltée. Présentée en avril
2014 elle a été inaugurée au Qatar, en plein désert.
Au-delà le vernissage constitue une scène ouverte où se lisent les appartenances sociales,
les distinctions à l’oeuvre. La seule présence permet en tant que telle d’incarner la distinction.
Vernissage rime avec distinction. Etre présent dans tel espace (galerie, musée, salle,
institution, biennale, foire…), pour telle occasion, c’est déjà appartenir à un groupe, parfois à
une élite, à un microcosme qui se distingue de l’homme du commun. Dans un contexte de
biennalisation de l’art contemporain (Dagen, Ardenne, In-Young, Lafargue) être présent au
« coup médiatique » international, comme ce fut le cas pour le vernissage de l’artiste anglais
Damien Hirst organisé au printemps 2017 à Venise par son protégé l’homme d’affaire et
collectionneur François Pinault à la pointe de la Douane et au Palazzo Grassi, c’est pour des
vernissages haut de gamme avoir été convié, invité, choisi, c’est-à-dire avoir été
présélectionné pour figurer sur un listing. Le nec plus ultra était pour tout mondain et acteur
de l’art contemporain de se retrouver sur la liste des 2500 invités triés sur le volet. Le Graal
consiste pour certains à revenir de l’évènement avec une photographie en compagnie de l’un
des acteurs majeurs du microcosme ultra fermé et protégé de l’élite de l’art contemporain
afin, soit de paraitre dans l’un des magasines en vogue, soit de partager l’évènement sur les
réseaux sociaux et donner une véracité au « j’y étais » par preuve photographique
interposée. Un privilège repris en coeur et ce même par certains journalistes présents qui
n’hésitaient pas à titrer : nous y étions.
L’existence des people est conditionnée par des séries d’apparitions. Le mondain people se
mire dans la sphère médiatique qui lui renvoie le reflet de ce qu’il n’est déjà plus. Il jauge son
existence à l’orée du nombre de ses apparitions dans l’univers médiatique : presse écrite,
radio, télévision, internet. La schizophrénie n’est jamais loin. Elle s’initie dès que le Narcisse
n’arrive plus à dissocier son image de lui-même. Il devient alors artefact dépossédé de son
âme. Ersatz de ce qu’il n’est déjà plus et ne sera plus jamais. Pour certains mondains jet
setteurs, s’effacer du monde médiatique devient synonyme d’effacement de l’être. Pour les
anciennes stars habituées aux unes des magazines l’effacement est source de dépression
nerveuse. Elles courent après une chimère, derrière l’image d’un être évanescent,
irrattrapable. D’autres personnalités en vue (Daft Punk, Banksy, Elena Ferrante…),
conscients à l’ère de « l’extimité » (Tisseron, 2001) à la fois du risque de délitement et de la
perte de liberté en lien avec la surexposition médiatique mais conscients aussi des
avantages de l’adoption d’une nouvelle stratégie de construction de l’aura à l’heure où
l’exposition de l’égo est omniprésente pratiquent l’art de la discrétion (Zaoui, 2013), de
l’anonymat et de l’invisibilité. Le vernissage en art contemporain devient une scène qui
permet d’activer les clés du mystère de l’identité et de la représentation via les couples
visibilité/invisibilité, notoriété/anonymat, présence/absence, omniprésence/discrétion.
Dans le public ce jour là des artistes de renommée internationale (Koons, Murakami…), des
célébrités (acteurs, chanteurs…) mais aussi des collectionneurs, des hommes d’affaires, des
critiques d’art et des journalistes prêts à relayer l’information aux quatre coins de la planète.
Le moment du vernissage demeure celui par excellence de la matérialisation du réseau que
constituent les amateurs d’art contemporain. Au-delà de la version angélique qui consisterait
à voir dans les vernissages un espace/temps dédié principalement à l’esthétique, force est
de constater qu’il est passé d’une sphère artistique à une sphère que nous pourrions
qualifier d’économique qui laisse une large place à ce qu’il convenu de nommer le business.
L’art, outre le fait qu’il permette aux affairistes de trouver par le biais du mécénat un moyen
de défiscaliser leurs capitaux, devient aussi une scène où se jouent les transactions en tout
genre. Le vernissage devient ce lieu où l’on se déplace pour retrouver des acteurs d’un
même système politique, économique et financier qui jouent sur un échiquier à géographie
internationale et mondiale. Un lieu où s’élaborent sous des airs décontractés des stratégies
qui mèneront le monde de demain. Un espace temps où l’on discute milliards.
Est convié celui qui peut, d’une manière ou d’une autre, rapporter et justifier l’investissement
que constitue l’invitation. Un retour sur investissement via l’achat d’une oeuvre, l’attraction
médiatique qu’il suscite, les retombées en terme d’image ou en terme économique ce qui est
bien souvent aujourd’hui devenu synonyme. Une revue de presse non exhaustive suffit à
prendre la mesure des retombées dans les journaux à fort tirage, Le figaro, Le nouvel
observateur, Les échos, Le point, Huffington Post, dans les télévisions, France 2, Arte, TV5
monde, RTBF, dans la presse spécialisée, Le quotidien de l’art, Art passion ou dans les
nouveaux modes de communication comme les blogs. L’artiste transformé en produit se plie
au jeu médiatique. L’investisseur collectionneur lui indique la marche à suivre. Il est drivé tel
un poulain par son jockey et devient un simple outil pour les différents acteurs du milieu.
Sous couvert de vernissage l’enjeu est de taille et participe d’une stratégie élaborée par les
collectionneurs qui se refusent de voir la cote de leurs artistes dégringoler. La stratégie
consiste ici pour François Pinault à retirer Damien Hirst de la scène artistique internationale
pendant dix ans pour pouvoir le faire revenir au moment opportun et faire en sorte que sa
cote remonte et ce afin de préserver ses propres intérêts financiers. En ligne de mire du
milliardaire François Pinault la tentative de réactivation par soustraction puis réapparition sur
le marché de l’art des oeuvres de Hirst transformées en objet de désir ressourcé, revitalisé.
La stratégie affichée : transformer l’art en Être Suprême capable d’assouvir un désir à
combler, sans cesse insatisfait. Or comme le note Rosa Guitart-Pont :
Lorsque les discours collectifs témoignent d’une idéologie forte, le sujet, soit se sacrifie à la
cause commune, soit se révolte contre ce qu’il ressent comme une aliénation et revendique
une liberté singulière. Mais, lorsque les discours collectifs tolèrent cette liberté, le sujet se
confronte (comme on l’entend sur le divan) à ce qu’aucun objet ne comble totalement son
désir. C’est à cause de cet inévitable sentiment d’incomplétude et de l’incertitude dont elle
s’accompagne que le sujet cherche dans un Être Suprême, dans le Réel ou la Raison, un
sens ou des lois universelles, dont la vérité ne ferait pas de doute. Or, quel que soit le lieu où
l’on cherche La Vérité, celle-ci ne peut jamais être « toute » dite. (Rosa Guitart-Pont)
Le vernissage ainsi pensé est mascarade, leurre. Une tentative désespérée, par essence
non satisfaisable, qui vise à compléter un vide impossible à combler, un désir impossible à
satisfaire pleinement. Dans ces conditions le listing ne peut que tenter de rassurer à la fois
ceux qui organisent et ceux qui sont invités. Il marque, délimite, inclut et exclut à la fois. Un
listing frontière qui conditionne la qualité médiatique de l’évènement. Le carton devient
précieux sésame. Porte d’entrée dans un monde clos qui se veut sélectif, électif, délimité. Un
monde qui malgré tous les artifices mis en place est voué à sa propre insatisfaction. Le
vernissage est porteur d’un discours constitué de signifiants symboliques et imaginaires qui
tente d’imposer à ses allocutaires une part de « l’Autre du discours » (Guitart-Pont, 2010). Le
vernissage est porteur d’une double insatisfaction. A l’endroit de ceux qui y participent mais
dont la participation ne saurait combler pleinement leur désir. A l’endroit de ceux qui n’y
participent pas mais qui pensent en intégrant la part de l’Autre du discours qu’ils pourraient si
ils y participaient combler un désir par essence non satisfaisable.
La non complétude dont le vernissage est porteur lui assure sa reproductibilité ad infinitum.
C’est précisément parce qu’il ne peut jamais aller pleinement au bout des attentes qu’il se
réitère. Le couple vernissage/art est porteur d’un objet du désir insatiable car impossible à
satisfaire. Au-delà, la véritable complétude ne peut naître que dans la prise de conscience
de la valeur propre à l’incomplétude. Le symptôme du collectionneur d’art obsessionnel sans
cesse insatisfait qui court le monde de vernissage en vernissage découle de son incapacité
à intégrer ce mécanisme et de tirer les leçons qui s’imposent de ce décryptage analytique.
Celui qui ne reconnait pas la valeur de l’incomplétude est condamné à souffrir des
symptômes de sa non reconnaissance: frustration, dépression, aigreur, insatisfaction,
impuissance. Il ne peut avoir comme seul horizon que l’accumulation ad infinitum. L’art
évanescent, éphémère, immatériel sera toujours le cauchemar absolu du collectionneur
compulsif obsessionnel. Ses vernissages, sa hantise. La reconnaissance de l’universalité de
l’incomplétude, dont sont porteurs art et vernissage, demeure sa seule issue afin de limiter la
portée voire la disparition de ses symptômes. Grâce au décodage de la définition du
vernissage l’amateur d’art éclairé par la critique se doit de déconstruire l’idée que
l’extraordinaire programmé est une forme de transgression afin de révéler son
fonctionnement sur un modèle archaïque de soumission à l’ordre. Le vernissage n’est pas
désordre mais « ordre reconstruit par injection d’entropie » (San Martín, 2009).
Carton d’invitation pour le vernissage de l’artiste Manolo Valdés à la galerie Marlborough de New
York. Courtesy Marlborough Gallery New York City, 40 West 57th Street, New York.
Que signifie un vernissage de qualité pour une galerie ? Stefan Stux, Président de la Stux
Gallery et Pierre Levai Président de la Marlborough Gallery qui nous ont tous deux reçus
dans leur galerie respective à New York nous donnent leur réponse. Un vernissage de
qualité est directement fonction de plusieurs critères. La réussite est conditionnée par la
présence de l’artiste. Comme nous le confiait Pierre Levai, « la présence de l’artiste est
essentielle. Une exposition sans la présence de l’artiste enlève beaucoup de la qualité du
vernissage. Beaucoup de gens viennent pour rencontrer l’artiste. Les gens sont déçus par la
non présence de l’artiste. » Présence de l’artiste qui se décline en fonction de conditions
économiques mais aussi politiques comme dans le cas des vernissages de l’artiste chinois
Ai Weiwei qui en accord avec les institutions de l’Ontario profite des nouvelles technologies
pour être présent tout en étant absent et explore un don d’ubiquité via skipe. Tel fut le cas
lorsque depuis l’ambassade du Canada basée en Chine il assurait sa présence lors de son
exposition intitulée According to What ? au Musée des beaux-arts de l’Ontario dénommé en
version anglaise AGO (Art Gallery of Ontario). Dans ce cas précis, la présence virtuelle se
substituait à la présence réelle pour assurer au vernissage une tenue sans laquelle sa
qualité aurait pâtie.
La réussite d’un vernissage en art contemporain dans le domaine privé est de plus
conditionnée par la présence d’un certain nombre de collectionneurs, de curateurs,
d’écrivains, d’artistes, de journalistes susceptibles de relayer l’information dans les médias.
Un vernissage réussi c’est pouvoir compter sur la présence de personnalités qui figurent sur
la « A list ». Une « A list » de plus en plus sollicitée, de plus en plus difficile à convaincre.
Une « A list » qui ne se déplace que si et seulement si certaines conditions sont remplies.
Que si et seulement si elles considèrent que le vernissage mérite le déplacement. La qualité
de la mise en scène est tributaire de la qualité des acteurs présents. Se déplacer pour voir et
être vu. A ce sujet un artiste underground New Yorkais du prénom d’Alexis nous précisait
non sans faire montre d’une certaine ironie à l’égard de cette liturgie contemporaine : « les
gens se déplacent au vernissage pour regarder les chaussures. » Chaussures critère de
distinction par excellence qui permet de classifier au premier coup d’oeil n’importe quel
allocutaire.
Au-delà le déplacement s’articule à une vérification. Se déplacer, c’est vérifier que l’on fait
partie d’un même groupe, d’un certain entre-soi. Se déplacer c’est confirmer une identité. De
la sorte se dessine un entre-soi par listing interposé. Vernissage et expression « l’endroit où
il faut être, the place to be » forment un couple inséparable. L’être là s’articule avec l’être là
avec. Propre présence résonne avec présence d’autrui. Etre là, c’est compter pour les
vernissages haut de gamme parmi les happy few selon l’expression de langue anglaise
consacrée. C’est posséder en amont du vernissage une fonction, un poste, un métier, un
statut, une aura, une reconnaissance, qui par sa nature, légitime l’invitation et la possible
présence. C’est faire partie des personnalités qui comptent aux yeux des organisateurs et
qui peuvent avoir, d’une manière ou d’une autre, un lien plus ou moins direct avec le
pouvoir qu’il soit politique, médiatique et /ou économique…
La présence devient synonyme de ce que Pierre Bourdieu nomme le capital. Un capital à
multiples facettes qui peuvent s’articuler entre elles. Capital culturel et/ou économique. Le
carton d’invitation sélectionne et réitère une position sociale, économique, culturelle,
médiatique. Le carton est gage d’entre soi. Il authentifie l’identité, limite l’intrusion. Il favorise
et dynamise les échanges dans un cercle circonscrit par avance. Il met à l’écart et agrège.
Sa fonction est à la fois paradoxale et double : distinguer et réunir. Le directeur de galerie
tout comme le directeur de musée, de foire ou de biennale d’art contemporain incarne la
fonction de metteur en scène. Son rôle est majeur. Il se doit de maîtriser les différents
ingrédients pour réaliser, tel un cocktail maker, le breuvage qui détone et qui reste gravé
dans les mémoires.
La mise en scène passe par la toilette. A ce titre Pierre Levai note une modification ayant
trait aux manières de se vêtir. « Autrefois les vernissages étaient beaucoup plus mondains.
Les gens ne s’habillent plus. Ils viennent beaucoup plus relax. » Notons cependant que pour
les vernissages haut de gamme la toilette conserve son pouvoir de distinction. Elle permet
d’informer quant à un possible statut social. L’habillement dénommé toilette dans l’ancien
temps revêt ici une place centrale. Accoutrement, look, style, pilosité, originalité
vestimentaires révèlent des appartenances. Une barbe non rasée, un laisser aller
vestimentaire plus ou moins étudié peuvent dénoter une position sociale marginale typique
du statut de certains artistes. D’autres artistes plus soucieux de leur image et voulant
marquer leur réussite dans leur domaine d’activité soignent leur apparence : tenues
originales, vestes, pantalons qui sortent de l’ordinaire. Signes distinctifs qui viennent se
rajouter à une distinction pour réifier un statut.
Les vernissages en tant que lieux d’expositions sont propices à l’étude des mises en scènes.
Ils sont des objets privilégiés qui permettent d’aborder la thématique de la construction
identitaire et de la construction de l’image de soi. La toilette informe l’identité. La marque tout
comme le style vient jouer ici un rôle primordial. S’habiller en Yves Saint Laurent et s’habiller
en H&M renvoient à des appartenances distinctes. C’est bien le discours que tiennent les
marques dans toutes leurs campagnes de marketing et de communication. Acheter telle ou
telle marque c’est se distinguer, adopter un style, un discours, une culture, une manière de
sentir de penser et d’agir. Les vernissages deviennent pour les participants autant
d’occasions pour afficher les stratégies plus ou moins conscientes de constructions
identitaires qui se traduisent par des affichages de soi. S’habiller en YSL, porter une montre
Hublot, Piaget, Rolex, exhiber un sac Lancel, Dior, Chloé, Lanvin, dévoiler une bague
Boucheron ou un collier signé Chopard, porter une paire de lunettes Alain Milki, déambuler
dans des J.M.Weston, se donner à voir dans n’importe quelle autre marque de luxe c’est
faire signe, exposer une position, un goût, un pouvoir d’achat, une classification sociale.
S’habiller luxe c’est s’afficher. C’est même parfois faire preuve d’ostentation. C’est montrer
pour être reconnu par celui qui regarde. Le code vestimentaire est friand de marchandises et
d’objets qui permettent à l’entre soi de faire signe en vue d’une reconnaissance mutuelle.
La mise en scène de l’artiste est également à l’ordre du jour de certaines expositions. A
l’inverse de l’artiste qui n’a d’autre désir que de se dérober à cet exercice qu’il exècre,
Francis Bacon par exemple était coutumier du fait, d’autres artistes utilisent le vernissage
comme un outil mis à leur disposition pour se mettre en scène. Ce n’est plus uniquement le
travail de l’artiste qui est mis en scène mais l’artiste lui-même qui se grime, se déguise,
endosse un habit. Ce fut le cas lors de l’exposition du collectif féministe « Guerilla Girls
1985-2013 » à l’Alhóndiga de Bilbao.
Vernissage de l’exposition du collectif féministe « Guerilla Girls 1985-2013 » à l’Alhóndiga. Série
Vernissages. Eric Dicharry. 2017.
Lors du vernissage le curator lui-même participait de cette mise en scène par un
travestissement. Il était d’ailleurs coutumier du fait puisque sa tenue travestie était pour lui tel
un uniforme qu’il endossait à chacune de ses expositions. Une façon pour lui de se
démarquer à la fois des institutionnels organisateurs mais aussi du public.
Vernissage de l’exposition du collectif féministe « Guerilla Girls 1985-2013 » à l’Alhóndiga. Série
Vernissages. Eric Dicharry. 2017.
Pour ce qui est des artistes féministes, elles étaient déguisées en gorilles avec la gueule
ouverte comme pour mieux accentuer le message militant qu’elle voulait faire passer à
savoir la place des femmes dans le monde de l’art contemporain. Le déguisement se voulait
être écho à un discours contestataire d’un ordre établi.
Le vernissage est propice aux déplacements. Axé sur la présentation de l’oeuvre il dérive de
sa destination originelle pour déplacer l’intérêt sur la monstration du producteur de l’oeuvre à
l’oeuvre dans une réutilisation de ce déplacement et dans une nouvelle assignation porteuse
d’une potentielle multiplicité de sens.
3. Décoder le dress code
Décoder le dress code c’est lire dans les signes extérieurs une tentative de placement social.
Les accessoires constituent une langue sans mots qui parlent. Une montre Cartier, un
foulard Hermès, un sac Vuitton, des lunettes Bulgari, sont autant d’éléments qui rentrent
dans la construction identitaire. Ils informent le regardant à l’endroit du regardé. A l’heure de
décoder l’univers matériel, l’anthropologue se doit de se transformer en physionomiste.
Photographie prise lors du vernissage d’Antoni Tapiès au Musée Guggenheim de Bilbao. Série
Vernissages. Eric Dicharry. 2017.
Un physionomiste qui se doit d’être capable de souligner les tentatives de falsifications
identitaires à des fins de promotions sociales fantasmées comme cela peut parfois être le
cas chez certaines personnes. Car selon l’expression de langue française parfois l’habit ne
suffit pas à faire le moine. Le signe extérieur, l’objet se doit d’être articulé à une enquête plus
poussée afin de vérifier que le signe extérieur ne correspond pas à une stratégie identitaire
de promotion sociale via produits de marques interposés mais qui, une fois approfondie,
révèle la fantasmagorie de celui qui a tenté de se construire un récit de soi. Un récit de soi
incarné dans un produit de luxe mais qui se résume à cette possession sans pour autant
révéler une réelle appartenance sociale à une catégorie sociale spécifique.
L’ethnographie des vernissages est l’occasion d’initier une recherche sur les signes, les
objets, les marques, les appartenances, les constructions identitaires. Elle se doit de
dépasser la simple analyse des divers affichages pour révéler les diverses stratégies
adoptées par les différents acteurs. En ce sens l’ostentation d’une marque incarne parfois
une simple tentative désespérée d’intégrer de manière fantasmée un milieu social réservé à
une élite à laquelle la personne qui fantasme n’appartient pas. L’ostentation devient alors le
signe évident et efficient de l’efficacité d’une communication d’une marque qui laisse croire à
son acheteur que le seul fait d’acheter la marque serait susceptible de le propulser de fait
dans un microcosme de privilégié. Microcosme qui demande pour en faire partie bien plus
que la possession d’un simple objet de telle ou telle marque. Mener une recherche ayant trait
aux vernissages c’est mener une recherche sur les possibles effets fantasmagoriques d’une
société consumériste qui ne s’exprime jamais aussi efficacement que quand elle s’énonce
par le discours de ses grands groupes capitalistes au pouvoir de persuasion quasi infini.
Observer les vernissages c’est aussi repérer, décrire dans le public et les convives les
personnes qui se sont laissé séduire par les discours au fort pouvoir symbolique et
fantasmagorique des marques.
4. Typologie du pique assiette
Le chercheur qui s’intéresse aux vernissages ne manque pas de croiser sur sa route des
interlocuteurs qui lui font part d’anecdotes plus croustillantes les unes que les autres.
Pratiquer l’observation participante c’est devenir un confident auquel on raconte des
histoires. Pour l’obtention d’informations nous options pour une attitude taiseuse conscient
du fait que l’organe du récit est l’oreille et non la bouche comme peuvent le penser au début
de leurs carrières des ethnologues en herbe. Le recueil de ces multiples histoires nous
pousse à en faire ici mention. Au titre de la petite histoire nous avons retenu parmi d’autres
celle-ci émanant d’un homme politique d’une municipalité dont nous tairons le nom par souci
de respect des règles élémentaires d’éducation et d’éthique. Croisé lors d’un cocktail
l’homme politique nous confiait : « un conseiller municipal repartait systématiquement des
vernissages avec des tapas dans sa serviette en papier. » A l’écoute de ce récit nous étions
bien obligé de constater que la figure du pique assiette était multiple, diverse et variée et
qu’elle ne correspondait pas forcément à l’idée que nous pouvions nous en faire avant
d’initier notre recherche.
Cette anecdote nous demandait de nous interroger sur l’origine du terme pique assiette.
Avait-elle un lien avec le verbe piquer, c’est-à-dire voler ? Entretenait-elle une relation
privilégiée avec le pic placé généralement sur les toasts et permettant de se saisir
manuellement des mets et donc avec le sens second du verbe piquer ? Une rapide
recherche me permettait d’apporter quelques éclaircissements. Une première définition
mentionnait pour pique assiette : personne qui se fait nourrir par les autres, personne qui
s’invite souvent chez les autres, écornifleur, parasite, écumeur. La langue anglaise possédait
elle aussi un terme pour qualifier ce genre de personnages : scrounger. Une recherche plus
approfondie nous permettait d’y voir plus clair. L’expression renverrait à un « aller de porte
en porte » c’est-à-dire à un piqueur d’assiette qui va de maison en maison quêter son repas.
Son origine proviendrait de l’expression française qui aurait existé sous la forme « aller de
porte en porte comme le pourceau… ». Ces définitions finissaient par nous convaincre de la
nature particulièrement péjorative de l’expression et nous incitait à pencher pour la première
acception du verbe piquer : voler. Puisqu’il s’agissait bien selon toute vraisemblance de
menu larcins et rapines, il nous fallait distinguer deux types de vernissages, les uns
organisés par les institutions publiques, les autres par les galeries privées. En effet s’inviter à
la table des pouvoirs publics et ce même sans invitation formelle ne pouvait en rien
correspondre à une invitation dans la sphère privée. De cette première distinction nous
dérivions vers une recherche plus approfondie relative aux conditions d’invitations et de
présence des convives lors des vernissages en art contemporain.
5. Les discours de l’assistance
Conversations des responsables politiques et culturels de la Ville d’Anglet lors du vernissage de Mïrka
Lugosi à la Villa Béatrix Enea. Série Vernissages. Eric Dicharry. 2013.
Le vernissage est un lieu privilégié pour les échanges, les rencontres amicales et
professionnelles. Comme nous le confiait un jeune artiste underground New Yorkais, les
gens s’y déplacent en raison d’une « misery loves company » ou encore « because friends
are there ». Le temps du vernissage est propice à l’activation des réseaux, une occasion
privilégiée pour développer les contacts avec les artistes, les responsables institutionnels,
les hommes politiques, les amis et connaissances que l’on retrouve pour l’occasion. Mais les
échanges ne se limitent pas aux échanges de cartes de visites. Le vernissage est producteur
de discours.
Les sujets abordés dans les vernissages sont divers et variés. Les pratiques se sont
modifiées. À une pratique animée succède une pratique contemplative. Julie Verlaine
remarque que « les conversations, souvent mondaines, de groupe, à voix haute, sur des
canapés avec boisson et nourriture, et une circulation désordonnée dans l’espace de la
galerie, tendent à disparaître au profit de visites effectuées en silence, ponctuées de
commentaires échangés à voix basse entre visiteurs se tenant debout, à une distance
médiane des oeuvres ». (Verlaine, 2009)
L’analyse menée par nos soins dans différents vernissages révèle parfois des discours en
lien avec les oeuvres et les questions esthétiques. Ce centrage sur l’art est remarquable en
particulier dans le discours des artistes et des amateurs d’art présents. Ces discours sont
souvent alimentés par des recherches personnelles en lien avec le parcours de l’artiste
exposé. Sources facilement accessible sur la toile qui peuvent être du type :
En 1985, Taysir Batniji a célébré le mariage de son frère avec sa famille à Gaza. Deux ans
plus tard la première Intifada (1987-1993) a éclaté, et le frère de Taysir a été tué par un sniper
israélien, au 9e jour du soulèvement. Comment la perte personnelle peut être représentée?
Est-il possible de rendre quelque chose d’absent tangible, et de matérialiser une mémoire?
Comment peut-on retracer la porosité entre le personnel et le collectif – en particulier dans le
cas de la Palestine – en parlant de la mémoire et de choses perdues? Taysir Batniji a gravé
une série de 60 « dessins » sans encre sur le papier, à partir de photographies de mariage de
son frère. Ces « dessins », évoquent un temps plus heureux, remplie de joie et de réunion
familiale. To my Brother est une oeuvre fragile et poétique qui nécessite une relation intime
avec le spectateur: de loin les dessins apparaissent comme des feuilles de papier vierges, de
plus prêt, on est en mesure de tracer les contours des formes humaines qui habitent ces
dessins, les souvenirs de l’artiste, et les fines lignes entre une présence éphémère et une
absence permanente. En se tenant plus près on est en mesure de discerner que Batniji a
laissé de côté certains détails, ou a souligné d’autres. Comme le titre l’indique, cette série est
une dédicace à son frère Mayssara Batniji et une commémoration de sa mort prématurée.
Cependant, cette histoire des liens très personnels dans un contexte politique plus large de
conflits au Moyen-Orient, montre comment les expériences personnelles en fin de compte,
d’une manière ou d’une autre, font partie d’un récit collectif. Finalement, le traçage de Batniji
de la perte et de ses conséquences est une histoire qui nous parle à tous: le deuil tragique
d’un être cher transcende les frontières géographiques strictes et les discours politiques. (Nat
Muller, for the catalogie of Abraaj Capital art Prize » Spectral Empreints »).
Mais n’évoquer que ces discours sur l’art serait trahir la réalité des faits recueillis sur le
terrain. En effet les thématiques abordées dépassent largement le sujet de l’art. D’autres
thématiques peuvent être en effet abordées. Les sujets politiques en font partie. Les
thématiques débordent largement ce cadre artistique stricto sensu. Les thèmes peuvent
traiter de questions politiques bien plus large : la construction de bâtiments culturels et les
résistances diverses et variées émanant à la fois des opposants politiques et de certains
habitants, le budget des institutions culturelles comme par exemple certains musées qui une
fois qu’elles ont réglées leurs frais internes, frais constituant parfois jusqu’à 90% des
dépenses, ne possèdent plus qu’une infime capacité budgétaire pour mener à bien des
actions culturelles ce qui accentue les tensions entre les artistes et les organisateurs
d’évènements culturels d’un côté et les responsables institutionnels de l’autre, le
fonctionnement interne des structures culturelles, la critique de telle ou telle municipalité en
matière d’engagement pour l’art et la culture, le 1% en matière d’art, la critique ciblée de tel
ou tel homme politique pour sa gestion des affaires publiques, les politiques publiques
spécifiques en matière de développement du territoire, politiques publiques parfois éloignées
du domaine de l’art, la rénovation d’espaces culturels, les dates d’ouverture de telle ou telle
structure culturelle ou de tel musée, les futures échéances électorales avec des
commentaires relatifs à la présence de telle ou telle personnalité fonction de ces prochaines
élections, les commentaires relatifs à l’absence de telle ou telle personnalité politique, les
chances des prochains candidats aux élections municipales, les commentaires sur la
manière de s’habiller de telle ou telle homme et/ou femme politique présente lors du
vernissage, les anecdotes croustillantes relatives à l’attitude de tel ou tel personnalité
politique en poste ou ayant été en poste et ce de manière nominative ou non, tel homme
politique, ancien conseiller municipal qui repartait des vernissages avec des toasts dans des
serviettes en papier, les financements possibles de la culture et de l’art par telles ou telles
structures et/ou institutions, le destin de l’espace d’exposition, tentative de vérification des
rumeurs, la récupération politique faite par tel ou tel politique de l’évènement culturel à des
fins électoralistes et/ou clientélistes.
D’autres conversations tournent autour de l’actualité culturelle, les futurs vernissages et
expositions, la programmation de tel ou tel lieu artistique (musée, galerie, salle…). D’autres
conversations tournent autour des personnes présentes et parfois de leur actualité voire de
leur vie privée : untel qui part en voyage à tel endroit, la publication d’un livre, untelle
fonctionnaire de la culture qui a été remerciée par tel homme politique, emploi, vie
professionnelle. D’autres conversations tournent autour du vernissage et des conditions
matérielles de son déroulement : critique du buffet : un buffet trop petit pour le nombre de
convives, ridicule avec rien à manger juste des cacahouètes, des chipsters, des chips et
autres accompagnements pour l’apéritif, une nappe en plastique, critique des boissons pas à
la hauteur (kir et mousseux bas de gamme, jus d’orange premier prix,…), critique de
l’espace, un espace sale, des vitres non nettoyées, une peinture à refaire, un
rafraichissement nécessaire, un scénographie qui ne met pas en valeur les oeuvres
exposées (lumière, disposition…).
Au-delà d’une simple accumulation descriptive de contenu de discussions la démarche
ethnographique pourrait s’enrichir en analysant la mise en oeuvre des résultats d’une
enquête en science sociale sur les conversations tenues lors des vernissages en art
contemporain dans le cadre d’un travail artistique. Une analyse qui s’inscrirait dans le sillage
d’un artiste comme Frank Leibovici qui en 2014 en compagnie de deux autres chercheurs,
Grégory Castera et Yaël Kreplak a mené à la Villa Arson une recherche sur les relations
entre récits ordinaires et oeuvres d’art (7). L’objectif de ce groupe est d’étendre notre
compréhension de ce qu’est une oeuvre, de rendre sensible le public à l’extension des cours
d’action de l’oeuvre et d’analyser comment se comportent les oeuvres dans différents
contextes : espace d’art, catalogue, conversations. L’intérêt de la démarche consiste à
interroger les propriétés des oeuvres afin de mettre en exergue le fait que les oeuvres
s’inscrivent dans un réseau d’oeuvres, d’idées. Ce travail permet de modifier la conception
de ce qu’est une oeuvre d’art dans l’esprit du public. Une oeuvre d’art fonctionne non
seulement le temps du vernissage, dans le cadre du musée ou des galeries mais aussi en
dehors des institutions par exemple dans nos conversations quotidiennes. Dans notre vie
quotidienne nous réactivons et reconstruisons les oeuvres. Les discours sont des
« exemplifications des oeuvres » (Quintyn, 2017) étendues dans le temps et dans l’espace.
Les oeuvres loin de se cantonner aux espaces d’exposition existent dans nos vies, dans nos
conversations qui y font référence.
La mise en oeuvre des résultats d’une enquête sur les conversations tenues lors des
vernissages en art contemporain dans le cadre d’un travail artistique devrait penser
l’exposition non plus uniquement comme un lieu où l’on entrepose des oeuvres à contempler
et à admirer en face desquelles le public aura une expérience esthétique mais comme un
espace, « parcours d’entrainement où le public se fabrique une oreille. » (Leibovici, 2014)
L’objectif d’une telle démarche serait de rendre sensible le public aux propriétés des oeuvres
afin qu’il puisse faire l’expérience des oeuvres en conversation au quotidien. Une exposition
artistique pourrait être réalisée à partir d’une enquête sur les conversations ayant trait à la
fois aux discussions ayant lieu lors des vernissages mais aussi aux conversations où les
vernissages deviennent sujet de conversations dans la vie quotidienne. Une telle exposition
devrait rendre compte de la double activation des oeuvres : dans les vernissages, dans les
récits ordinaires.
6. Conditions d’invitations
Quels sont les critères et les conditions qui président aux invitations relatives aux
vernissages en art contemporain ? Une rapide analyse comparative menée entre la France
et les Etats-Unis permet de noter que l’ouverture publique aux vernissages qui est la règle
dans les galeries privées américaines n’est que rarement la règle appliquée en France.
Après information nous avons constaté que les convives pour être présent au jour à l’heure
dite du vernissage étudié à la Villa Béatrix Enea d’Anglet avaient suivis des chemins divers
et variés. Certains avaient leurs noms sur les listes municipales et recevaient à ce titre toutes
les invitations relatives non seulement aux vernissages en art contemporain mais également
à toutes les autres manifestations en lien direct avec la municipalité. Le vernissage allait
donc de paire avec le listing. Une recherche relative à ce dernier nous informait que sur ce
listing diffusé par les municipalités figuraient généralement ce qu’un homme politique
nommait par vrais habitants de la Ville, anciens qui vivent dans la municipalité depuis
plusieurs générations mais aussi les responsables d’associations, les responsables
institutionnels, les professionnels de l’art de la culture et du spectacle, les fonctionnaires de
la culture (responsables de la salle d’exposition,…), les familles influentes, la bourgeoisie
locale, les catégories socioprofessionnelles élevées (CSP +), les hommes politiques (adjoint
à la culture, élus à la culture…) auxquels il fallait ajouter les incontournables piques assiettes
non conviés par la Mairie mais présents à toutes les cérémonies publiques. Nous trouvions
là une explication à la moyenne d’âge assez âgée des participants officiellement conviés, à
la reproduction du même cercle lors des diverses manifestations et à une forte présence de
personnalités de ce qu’il pourrait mériter le qualificatif de bourgeoisie locale.
A cette présence via listing devait être ajoutée une présence via les réseaux sociaux du type
facebook qui pour sa part invitait, par évènement créé intercalé, toute une série de
personnes ne figurant pas sur les listings officiels mais qui par ce biais pouvaient être
informé des vernissages. Parmi ces derniers nous pouvions retrouver bon nombre des
artistes présents lors des vernissages, venus voir et se faire voir, qui couplaient à toute une
série d’autres personnalités formaient ce que nous pourrions qualifier « un public alternatif »
conviés officieusement par le biais des plateformes d’échanges des nouvelles technologies
de l’information et de la communication. Facebook assurait de la sorte une mixité minimale
lors des vernissages en art contemporain. Une mixité notable en particulier au niveau de
l’âge des participants à ce genre de manifestations.
Mais cette mixité était limitée aux vernissages qui ne nécessitaient pas de cartons
d’invitations. Dès que le chercheur souhaitait pénétrer dans l’univers plus huppé des
vernissages hauts de gamme il ne pouvait plus compter sur facebook. Pour réaliser ses
observations participantes, il se devait d’adopter une autre stratégie consistant à se
rapprocher de ceux qui par leurs fonctions, professions, statuts recevaient eux les invitations
aux vernissages en art contemporain de manière officielle. La nature des cartons invitations
pour deux personnes permettait au chercheur d’accéder à une sphère qui sans cette
stratégie lui aurait été prohibée.
Pour leur part les conditions relatives aux galeries sont ambivalentes. Comme le note Julie
Verlaine : « elles ne sont pas exactement des lieux de sociabilité publics ni vraiment des
espaces privés. Leur accès est de droit ouvert à tous, tout en étant de fait sélectif. La
sociabilité qui s’y forme repose toujours sur un partage de savoirs, de références et de
valeurs qui fondent la communauté restreinte des amateurs. L’élitisme de l’art tient sans nul
doute à la confirmation du système marchand comme instance de légitimation des
tendances artistiques contemporaines. » (Verlaine, 2009)
Le monde des vernissages en art contemporain se dessine. Il est constitué d’espaces clos
aux portes infranchissables sans l’obtention du précieux sésame que constitue le carton
d’invitation ou la présence sur un listing, parfois privés parfois publics mais privatisés pour
certaines occasions (les vernissages de certains musées font partie de cette catégorie tout
comme les soirées privées d’espaces de création huppés), d’espaces semis ouverts
constitués par le monde des galeries, d’espaces publics à priori ouverts à tous à condition
d’obtenir l’information en temps et en heure par de multiples canaux d’informations : bouche
à oreille, réseaux sociaux, confidences de proches des organisateurs
…
7. Vernissage et activité mnémonique
Des dizaines d’années de pratique de vernissages laissent des traces indélébiles pour ses
adeptes. L’entretien permet de réactiver souvenirs, récits, anecdotes. Les narrations
permettent aux émotions de s’émanciper. Retour dans les années 1960. Francis Bacon
expose au Grand Palais. Première exposition d’un artiste vivant étranger dans ce temple de
l’art. Le galeriste Pierre Levai se remémore : « Bacon était flatté, heureux, ému. Emu tout
comme le public pouvait l’être. Emu par cet hommage qui lui était rendu par les instances
politiques et culturelles de la France. » Autre souvenir du Président de la Marlborough
Gallery de New York. « Francis Bacon n’appréciait pas ce genre de manifestations. Les
vernissages n’étaient pas sa tasse de thé. Un soir qu’il exposait au Metropolitan Museum de
New York il disparut. Tout le monde se demandait où il s’était éclipsé. Je suis parti à sa
recherche. Je l’ai cherché dans tout le Musée. Personne. Je me suis alors décidé de mener
ma quête à l’extérieur. C’est là que j’ai fini par le retrouver. Dans un bar. Le ramener au
Musée n’a pas été chose facile. »
Evoquer les vernissages c’est aussi évoquer les saveurs et les mets qui l’accompagnent.
Fern Bayer installée à Toronto et curatrice entre autre de General Idea et de l’artiste A.A
Bronson se souvient. « Le vernissage qui m’a le plus marqué c’est celui de Bronson à Paris.
Il avait reçu tous les honneurs. Il était particulièrement ému. Je me souviens de la réception
et des truffes. Une merveille. »
Par une pointe d’humour nous pourrions dire que le champagne et la qualité du champagne
devient pour certains un critère de sélection. Comme nous en faisait part un directeur
artistique très en vue à Paris : « Je reçois chaque semaine des dizaines de cartons pour
assister à des vernissages. Je choisis en fonction des petits fours et du champagne. » La
qualité des mets et des boissons classifient. La qualité des mets et champagnes renseigne
sur le pouvoir d’achat de l’organisateur de l’évènement, sur ces capacités à mobiliser des
finances. Qualité des mets et boissons riment avec distinction de l’assistance. Au-delà la
qualité des mets incarne pour l’organisateur une manière de marquer les esprits. Le
participant se remémore le champagne premier cru, les truffes, et à postériori comme inscrit
de manière indélébile la proposition artistique en lien avec l’évènement culinaire.
8 Ethnographie d’un vernissage : Liliana Porter au Musée Artium de
Vitoria/Gazteiz
Après travaux, le Musée Artium rouvrait ses portes le 07 avril 2017 pour fêter ses quinze
années d’existence. Le conservateur du Musée Enrique Martinez Goikoetxea, accompagné
dans sa tache par le directeur du musée Daniel Castillejo, sélectionnait pour l’occasion
l’artiste contemporaine Liliana Porter (Buenos Aires, 1941) qui travaille une grande variété
de médias : photographie, gravure, pièces mixtes, installation et vidéo.
Photographie prise lors du vernissage de l’exposition de Liliana Porter au Musée Artium.
Série Vernissages. Eric Dicharry. 2017.
Liliana Porter est l’une des artistes argentines les plus importantes de notre époque. Elle a
longtemps interrogé dans son travail les limites entre la réalité et sa représentation. Ses
oeuvres sont peuplées d’une série de jouets fantasques, de figurines en forme de personnes
et d’animaux qui participent, avec esprit et humour, à esquisser des métaphores de la
condition humaine. À travers des oeuvres sur papier, des peintures, des photographies, des
vidéos et des installations, Liliana Porter joue avec les échelles et la fragilité d’objets
minuscules qui deviennent les personnages de récits développés par l’artiste. Installée à
New York dès 1964, elle fonde le New York Graphic Workshop avec Luis Camnitzar et José
Guillermo Castillo, dans le but de redéfinir la technique de la gravure et sa nature répétitive.
Pendant six ans, jusqu’à la fin du workshop en 1970, ils ont exploré la signification
conceptuelle derrière l’art de l’impression et ont cherché à tester et à élargir la définition du
médium.
Liliana Porter expose très tôt, en 1973, au MoMA de New York, et participe par la suite à de
nombreuses expositions à travers l’Europe, l’Amérique du Sud et les États-Unis, avec
notamment une importante rétrospective au Museo Tamayo De Arte Contemporáneo,
Mexico, Mexique (2008). Professeure au Queens College, City University of New York de
1991 à 2007, elle a reçu de nombreux prix et récompenses, parmi lesquels la Bourse
Guggenheim en 1980, trois bourses de la New York Foundation for the Arts (1999, 1996,
1985), la bourse régionale Mid Atlantic/NEA (1994), et sept prix de recherche de la PSCCUNY
(de 1994 à 2004). Plusieurs monographies font état de son travail, notamment Liliana
Porter and the Art of Simulation (Florencia Bazzano-Nelson, Ashgate Press), publié en 2008.
Comme on peut le lire sur son site internet l’artiste à une notoriété internationale et ses
travaux sont présents dans de nombreux pays à travers le monde :
The artist’s work has been exhibited in more than 35 countries in over 450 group shows
including those at the Museum of Modern Art, the Whitney Museum of American Art, New
Museum, El Museo Tamayo, the Blanton Museum of Art, and many others. Her works are in
public and private collections at TATE Modern, Museum of Modern Art, Whitney Museum of
American Art, Museo Nacional de Bellas Artes in Buenos Aires, Philadelphia Museum of Art,
Museo de Bellas Artes in Santiago, Fogg Art Museum at Harvard University, Museo de Arte
Moderno in Bogota, Museo del Barrio, Metropolitan Museum of Art, Smithsonian American Art
Museum, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, and the Daros Collection.
Après une heure d’entretien avec la commissaire de l’exposition Estrella de Diego dans
l’auditorium du centre d’art contemporain en présence d’une centaine d’invités triés sur le
volet, elle évoque l’admiration qu’elle porte à l’auteur Luis Borges, son souhait de produire
en art plastique une oeuvre du même ordre, l’importance de la notion de temps, les relations
entre fiction et réalité, la présence de l’humour et de l’absurde dans son parcours. Les
convives peuvent assister dans les grandes salles du sous sol à la rétrospective constituée
de plus de cent pièces (installations, figurines, tableaux, miroirs, vidéo, photographies). C’est
l’occasion pour l’anthropologue de se transformer en photographe pour documenter sa
recherche. La série photographique comporte quatre grandes thématiques : les portraits de
l’artiste, seule ou accompagnée, les conversations du public, les confrontations des
participants à l’oeuvre présentée, le buffet.
Liliana Porteur lors de son vernissage au Musée Artium. Série Vernissages. Eric Dicharry. 2017.
La série des portraits de l’artiste, seule ou accompagnée renvoie à un fait notable. Le
vernissage est l’occasion le public de rencontrer l’artiste qui se déplace pour l’évènement.
Chacun souhaite immortaliser cet instant et tente soit de discuter avec l’artiste soit de se
faire prendre en photo avec lui. La photographie devient témoignage, preuve d’un « j’étais
bien sur place », évidence d’une valorisation due à l’aura de l’artiste qui se doit
hypothétiquement de déteindre sur la personne photographiée à ses côtés. Cette
photographie viendra par la suite alimenter les réseaux sociaux et valoriser voire distinguer
les personnes photographiées. Se faire photographier avec l’artiste, et ce bien entendu en
fonction de sa place dans la hiérarchie des célébrités, c’est par ricochet afficher sa propre
distinction et au-delà sa supposée célébrité. Une hiérarchie des célébrités qui va de pair
avec le nombre de journalistes et de photographes présents pour l’occasion. La
proportionnalité est ici de mise. Célébrité rime avec sphère médiatique et public en manque
de reconnaissance.
La série des conversations du public permettent d’illustrer l’idée déjà abordée dans cet
article relative à la définition même du vernissage envisagé comme un espace/temps
singulier propice à la mise en scène d’une sociabilité.
L’exposition est multiple : de l’artiste, des oeuvres, mais aussi du public qui de part sa
présence devient partie même de l’oeuvre dès lors qu’il est saisi par l’appareil
photographique du chercheur. La série des photographies documentaires, dans laquelle
s’intègre les confrontations des participants à l’oeuvre présentée, peut être pensée telle une
méta oeuvre : une oeuvre de l’oeuvre en train d’être réceptionnée par le public. Elle permet
d’alimenter à la fois une anthropologie de la réception des oeuvres d’art et un travail
photographique. Le premier s’inscrivant dans le domaine des sciences sociales, le second
dans celui de l’artistique et des Beaux-Arts. Cette série incarne un point de basculement où
le chercheur en sciences sociales endosse un autre statut : celui d’artiste photographe.
L’allocutaire de l’oeuvre intègre par le travail photographique du documentaliste une autre
oeuvre, l’oeuvre de l’oeuvre dérivant d’une double confrontation : celle de l’allocutaire de
l’oeuvre, celle du chercheur/artiste allocutaire lui aussi de l’oeuvre en concomitance avec la
première confrontation. Le chercheur artiste regarde regarder. Il offre de la sorte une
nouvelle invite aux lecteurs de l’article : « regardez-moi regarder comme ils regardent ce
qu’ils regardent ». Une invite à une symphonie de regards. Un regard de regards. Un méta
regard. Le lecteur prenant part, grâce à sa lecture, à cette symphonie devenant pour sa part
le regardant d’un regardant qui regarde.
La photographie accède à une sphère qui n’était pas sa destination première à savoir le
domaine de l’art. Sensée documentée un article anthropologique, la photographie, par sa
valeur documentaire et son traitement par le chercheur/artiste, accède à la sphère artistique.
L’objet de la recherche vient contaminer son sujet producteur. L’anthropologue par
incubation artistique se transforme lui-même en artiste et inscrit son travail dans une histoire
de l’art en suivant les pas d’un Benjamin Katz remarquable pour son travail photographique
en lien « avec les expositions, les vernissages et les fêtes d’artistes, pendant le montage
d’expositions ou au cours de performances. » (Scheps, 1996)
L’anthropologue devenu artiste photographe prend « possession du monde de l’autre »
(Sontag, 1977) en accomplissant un double basculement. Il transforme une production
ethnographique en une production artistique et dans le même temps une production
artistique en une production artistique (production méta artistique) via une pérégrination
ethnographique photographiquement documentée. L’objet tableau rentre dans le cadre
photographique. Il en ressort photographie de tableau augmenté par la présence médiatrice
d’un autre : le regardant du tableau. Photographie d’un instant unique car « ce que la
photographie reproduit à l’infini n’a eu lieu qu’une fois : elle répète mécaniquement ce qui ne
pourra plus jamais se répéter existentiellement. » (Barthes, 1980) Ainsi se dessine la
déambulation. Un anthropologue photographie un regardant regardé un tableau d’une artiste
qu’il est venu ethnographié et regagne son univers en possession d’une oeuvre d’art d’une
oeuvre d’art. Une méta oeuvre dédoublée. Restera alors pour finaliser le cheminement, la
recherche d’une légitimation du travail ethnographique devenu artistique à travers la
monstration de l’oeuvre dans le cadre d’une exposition. Une exposition qui sera inaugurée
par un vernissage. Un vernissage qui aura comme objet un vernissage. En somme : un méta
vernissage.
Conclusion
Le vernissage renvoie à des conduites, à des pratiques, à des manières d’être. C’est un
espace/temps où interagissent différents acteurs : l’artiste, le commissaire de l’exposition, les
institutionnels, les politiques, le public qui assiste au vernissage composé généralement
d’autres artistes, de marchands, de collectionneurs, de critiques d’art et de simples
amateurs. Le vernissage est un temps propice à une triple mise en scène : des oeuvres, des
personnes présentes et des artistes. Une scène ouverte où se lisent les appartenances
sociales, les distinctions à l’oeuvre à travers des centres d’intérêts : l’art, la mode, la
spéculation centrée sur l’art, les affaires, la gastronomie. S’y déplacer, c’est vérifier que l’on
fait partie d’un même groupe, d’un certain entre-soi et confirmer une identité. Les
vernissages deviennent pour les participants l’occasion d’afficher des stratégies de
constructions identitaires qui se traduisent par des affichages de soi. L’ethnographie des
vernissages est l’occasion d’initier une recherche sur les signes, les objets, les marques, la
mode, le pouvoir, les appartenances et les constructions identitaires. Le temps du
vernissage est propice à l’activation des réseaux, une occasion privilégiée pour développer
les contacts avec les artistes, les responsables institutionnels, les hommes politiques, les
amis et connaissances que l’on retrouve pour l’occasion. L’ethnographie des vernissages
permet d’interroger les stratégies financières à l’oeuvre dans l’art contemporain.
Dans les veines du vernissage coule un symptôme d’incomplétude. Il est incarnation d’un
objet du désir insatiable car impossible à satisfaire. Par nature obsolescent éphémère et
paradoxal, il est voué à sa propre mort/résurrection. Aubaine pour les capitalistes en mal de
spéculation, il incarne une insatisfaction cyclique à réactiver. Le vernissage est une
mascarade à décrypter afin de lui ôter son masque porteur de transgression et de désordre
pour faire apparaitre, par injection d’entropie, son vrai visage : un ordre sans cesse
reconstruit.
La recherche menée à permis de mettre en exergue les relations singulières qu’entretiennent
objet de recherche et sujet chercheur en mentionnant les différentes articulations et
basculements possibles. L’article évoque la manière dont le chercheur est influencé par
l’objet de sa recherche au point de basculer par le biais de sa pratique de la photographie du
domaine des sciences sociales à celui des Beaux-Arts. Dans ce basculement de statut de la
production documentaire photographiée la recherche n’est plus uniquement envisagée
comme une simple recherche mais comme un travail artistique à part entière. La
photographie vient dans un premier temps documenter le texte anthropologique mais dans
un second temps le texte anthropologique devenu discours critique artistique vient donner
corps à un objet devenu autonome : la photographie.
L’intérêt consiste dans une analyse de la mise en oeuvre d’une enquête dans un travail
artistique, que ce soit 1) dans l’intégration des analyses conversationnelles et des récits
ordinaires comme matière première en vue de l’élaboration d’une exposition qui interroge les
propriétés des oeuvres et leur inscription dans des réseaux et des idées où l’attention est
moins portée sur un mode d’existence orale que sur les propriétés des régimes
d’exemplifications des oeuvres dans les discours que l’on tient sur elle ou que ce soit 2) dans
l’intégration des photographies documentaires qui basculent du domaine ethnographique au
domaine artistique. Il s’agit dans les deux propositions d’élargir la saisie des cours d’actions
qui constituent une oeuvre. Une oeuvre pensée comme suite, série, de cours d’actions.
Ce rapide tour d’horizon de l’univers des vernissages en art contemporain nous aura
transportés du Pays Basque au Canada puis aux Etats-Unis. Il ne saurait qu’être une
esquisse, une tentative expérimentale d’explorer une forme d’écriture qui cherche à s’écarter
des « conventions d’écriture qui encombre la pratique de l’anthropologie. » (Pouillon, 2012)
Conscient du fait que « le registre de l’anthropologie a tendance à s’enfermer dans une sorte
de logorrhée peu appétissante et souvent assez obscure qui occulte ce que les
anthropologues sont allés voir, ont entendus, ont sentis et veulent évoqués » (Pouillon,
2012), j’ai en conscience tenté d’introduire de l’organique dans le texte. Cette introduction
d’organique a visé à percer le filtre qui ferme le passage de la matière vivante qu’est
l’enquête et à insuffler du vivant au produit fini incarné par le texte anthropologique.
Notes
(1) Les études de Julie Verlaine relatives à l’assistance présente aux vernissages des galeries
parisiennes après la Seconde Guerre mondiale montre combien les amateurs d’art
contemporain forment un microcosme. L’analyse de ces documents fait apparaître plusieurs
éléments de caractérisation du public des galeries parisiennes, à commencer par son
caractère restreint et microcosmique. Selon Jean-Robert Arnaud, directeur d’une galerie rue
du Four, dans chaque cahier de signatures, c’est un peu toujours les mêmes noms qui
reviennent, visiteurs fidèles et acharnés qui font le tour. Selon Verlaine « le public de toute
galerie d’art contemporain se compose d’un noyau, celui des habitués, d’une nébuleuse, celle
des visiteurs que l’on retrouve parfois, et d’une faible part d’« accidentels », visiteurs que l’on
ne retrouve nulle part ailleurs. On peut situer les galeries sur un axe allant de l’atelier d’artiste
au salon du collectionneur, la distribution sur cet axe se faisant selon la proportion variable
d’artistes, de critiques et de clients repérables sur les registres de signatures. Entre les
galeries se dessinent des communautés de publics, qui correspondent aux affinités
esthétiques partagées ». (Verlaine, 2009)
(2) Une discussion tenue dans des locaux institutionnels vient ici éclairer notre propos. Lorsque
nous étions responsable d’une résidence d’artiste et que nous travaillons sur un projet avec
une institution d’art contemporain la directrice nous confiait : « Ah non nous n’allons pas
travailler avec cet artiste. Il est totalement incontrôlable. A un vernissage il s’est permis de
jeter un verre de vin sur un tableau. » Ce détail symbolique est la pierre angulaire qui permet
de mettre en exergue la position même de l’artiste qui au-delà de son travail, dans un monde
où le geste lui-même est devenu art, dans sa vie de tous les jours, dans son quotidien intime,
dérape en conscience et institue ce dérapage en tant qu’acte artistique.
(3) Clémence de La Tour du Pin (1986), structure son travail autour de l’odeur. Elle est fascinée
par l’invisible, les molécules éphémères et synthétiques qu’elle considère comme une
nouvelle forme d’abstraction. Pour Anicka Yi le parfum est une manière de recréer des
alchimies techno-sensuelles. L’artiste coréano-américaine s’empare des propriétés
physiologiques, instinctives et quasi-animales de l’odeur dans le but de matérialiser notre
condition numérique.
(4) A la fois au niveau des sommes colosales engagées mais aussi en terme d’investissement
des espaces aux limites sans cesse à dépasser.
(5) Julie Verlaine à analysé la transformation du lieu et des pratiques en lien avec les
vernissages. Elle notait : « Les évolutions qui se produisent dans les années cinquante et
soixante touchent l’ensemble de ces éléments : l’espace se vide – on assiste à une disparition
progressive des meubles dans les salles d’exposition, à commencer par les éléments
superflus, comme les commodes ou les tables basses, puis avec la disparition des éléments
fonctionnels, bureau et sièges. Les murs sont de plus en plus blancs : les galeries prennent
l’habitude de faire repeindre leurs cimaises chaque été. L’éclairage devient mobile, les
rampes et le spot font leur apparition, qui permettent de cibler l’oeuvre à éclairer. Enfin, les
principes guidant l’accrochage se modifient au profit de la notion de « respiration » des
oeuvres : celles-ci sont de plus en plus espacées, dans une volonté explicite d’éviter les
conflits visuels par l’isolement et l’individuation des tableaux ou des sculptures présentés lors
de l’exposition. Le triomphe de ce modèle, baptisé white cube, est évident à Paris dans les
années soixante. L’une des réussites architecturales les plus manifestes est la « nouvelle
galerie Arnaud », inaugurée en 1963 dans un local d’exposition du boulevard Saint-Germain
métamorphosé par l’architecte André Wogenscky et le galeriste Jean-Robert Arnaud. »
(Verlaine, 2009)
(6) Comme le note Anaël Pigeat dans son editorial de la revue Art Press, « pour résister “à
l’évènementalisation” certaines bienales ont tenté récemment des formules nouvelles, et fait
une place croissante à des conférences et des colloques en amont du vernissage. C’était le
cas de la biennale de Sharjah. Mais ces débats étaient pour la plupart stockés sur une
plateforme numérique… réservée à l’équipe curatoriale. Par ailleurs, cette biennale
commencée en février dernier à Dakar, a eu lieu l’été dernier à Sharjah pour la grande
exposition, et se prolongea par des ateliers à Istanbul et Ramallah, avant de s’achever en
octobre à Beyrouth. Avec un tel programme, il est sous-entendu qu’aucun visiteur ne pourra la
voir en entier. (…) Une curieuse évidence surgit alors: ces biennales sont en quelque sorte
devenues “invisibles”. »
(7) L’enquête souhaitait rendre compte de la manière dont les gens parlent des oeuvres dans les
conversations. Les chercheurs ont récolté du matériau sur un terrain. Ils ont enregistré des
dîners où les gens parlent et dissertent de multiples sujets. Des huit heures enregistrées ils
ont extrait des séquences où les gens parlent des oeuvres d’art. Le spécialiste en analyse
communicationnelle Yaël Kreplak s’est intéressé aux conversations orales et aux interactions
qui se déroulent lors d’une conversation. Un système de notation et de transcription à permis
de faire ressortir des propriétés propres à la conversation. Il s’est avéré que l’évocation d’une
oeuvre s’augmente systématiquement de références à d’autres oeuvres ce qui a permis aux
chercheurs de conclure que les oeuvres s’inscrivent dans des réseaux d’oeuvres et d’idées.
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Eric Dicharry (Bayonne, 1969) est docteur en anthropologie sociale et historique de l’EHESS de
Paris. Sa thèse Du rite au rire publiée chez l’Harmattan a été dirigée par Daniel Fabre. Il a travaillé
dans plusieurs laboratoires de recherche à Paris, à l’EHESS, à Genève, au LDES (Laboratoire de
Didactique et d’Epistémologie des Sciences) de la FAPSE (Faculté de Psychologie et des Sciences
de l’Education) à l’Université du Pays Basque de Saint-Sébastien (Faculté d’anthropologie sociale).
Ses bourses de recherches ont donné lieu à la publication de plusieurs ouvrages en anthropologie.
Bourse de la Fondation Barandiaran : Le rire des Basques . Bourse hôte de relations internationales
de la Société d’Etudes Basques à Genève : L’écologie de l’éducation . Bourse du projet européen
Poctefa Txinbadia : Théâtre, résidence d’artiste, médiation et territoire.
Depuis 2000 il a été responsable de la résidence d’artiste Nekatoenea à Hendaye et a recentré ses
recherches sur l’art contemporain. Il a publié de nombreux textes et articles sur cette
thématique (L’absurde dans l’oeuvre de l’artiste Esther Ferrer, L’humour dans l’art contemporain, L’art
contemporain basque et l’identité). En 2017 il a collaboré en tant que commissaire avec le musée d’art
contemporain de Vitoria/Gazteiz Artium pour le projet intitulé : The Idea of The Idea of Love . Président
de l’association SO depuis 2016, il enseigne la langue basque et publie régulièrement des ouvrages
de poésie contemporaine (Duchampen inguma , 2018, Errudun , 2016, After Banksy , 2014, Hormatik
hormaraino , 2012) dans lesquels il questionne les liens entre la littérature et l’art contemporain.